- Nous assistons ces dernières semaines à un phénomène nouveau : les citoyens sont passés à un nouveau stade de contestation, il s'agit de l'agression physique des agents de l'administration. Comment expliquez-vous ces comportements ? La crise du lien social est profonde en Algérie. Elle se manifeste par la violence qui n'épargne pratiquement aucune sphère sociale : la famille, l'école, l'entreprise, l'université, etc. Nous vivons dans un contexte de blocage volontaire de la formation de l'Etat et de la formation des classes sociales sans aucun accompagnement politique. Cette généralisation de la violence – au point de s'ériger en mode de protestation privilégié – est surtout visible dans le champ politique, plus explicitement dans les rapports entre le citoyen et l'administration. Elle est un résultat direct du blocage politique dans lequel se retrouve le pays ; d'un côté, il y a la société qui exprime un profond désir de changement et d'un autre, un régime politique sclérosé, totalement discrédité mais qui continue de ruser pour durer. Cette situation est d'autant plus complexe quand on sait que les canaux de dialogue et d'intermédiation entre les gouverneurs et les gouvernés sont complètement absents. Résultat : le sentiment de la hogra – injustice doublée du mépris – est ressenti à tous les niveaux de la société. La réaction à ce sentiment trouvera, tôt au tard, sa forme d'expression politique, si ce n'est déjà fait comme vous venez de le constater à travers la violence qui devient désormais physique contre les agents de l'administration.
- Le front social bouillonne depuis janvier dernier. Et ce, malgré les augmentations de salaires et les mesures prises par le gouvernement pour justement «apaiser les esprits», selon les termes du Premier ministre. Pourquoi donc ce mécontentement général ? Les Algériens sont-ils aussi méfiants vis-à-vis du gouvernement ? Les Algériens ne sont pas uniquement méfiants envers le gouvernement. Ils sont majoritairement en rupture totale avec le système politique qui leur a été imposé depuis l'indépendance du pays en 1962. Les Algériens ne ressentent en profondeur que l'indépendance, chèrement acquise par une guerre de Libération particulièrement meurtrière face à la colonisation, leur a été confisquée. A ce propos, il est impressionnant de constater que ce sentiment n'est pas uniquement présent chez ceux qui ont vécu de près la guerre de Libération ou parmi la première génération de l'indépendance, mais même chez les plus jeunes. La mémoire collective algérienne a finalement pris le dessus sur tous les mensonges d'Etat, véhiculés notamment par les médias officiels, la mosquée, l'école et l'université. Les Abane, Boudiaf, Aït Ahmed, pour ne citer que ceux-là – longtemps bannis de l'histoire officielle – deviennent des idoles, objet de recherche et de curiosité. Il faut voir ce qui s'écrit quotidiennement sur les sites internet, les blogs ou les réseaux sociaux. Finalement, les Algériens, notamment la jeunesse, ne sont pas si inconscients que ce que la propagande veut nous faire croire. Le vent du changement a soufflé et désormais aucune «exception» ne peut l'arrêter. Le système en place peut gagner du temps, donner l'impression de se consolider, de se faire accepter par la société, mais rien ne pourra arrêter la marche de l'histoire. Le mécontentement généralisé et radical des pans de plus en plus importants de la société en est une preuve tangible. Reste la forme d'organisation efficace pour renverser le rapport de force entre les partisans du changement et les «obligés» du statu quo. Ce sera l'œuvre du temps et des expériences. Ce serait faire preuve d'une méconnaissance profonde de la mécanique des mouvements sociaux que de croire que la contestation sociale en Algérie se contentera éternellement des revendications salariales et/ou du logement. Les recompositions se produisent à tous les niveaux, même si ce processus va prendre des formes inattendues et peut-être un peu plus du temps que ce que l'on croit.
- Avec une telle configuration sociopolitique, la rentrée sociale s'annonce explosive… Il est difficile de prédire une date précise des explosions sociales. Ces dernières ont ceci de particulier : elles sont imprévisibles et dans le fond et dans la forme. Un fait divers peut basculer toutes les certitudes et l'ordre établi. En outre, la réunion de tous les ingrédients de révolte peut ne donner naissance qu'à de piètres mouvements. Les laboratoires des services secrets du monde entier rêvent de pouvoir effectuer des études précises des changements futurs de la société. Ils arrivent rarement à des résultats assez bons. En ce qui concerne le cas de l'Algérie, si le régime en place continue son jeu malsain fait de manipulation, de répression et de corruption pour gagner du temps, l'explosion sera inévitable et elle prendra des formes de plus en plus violentes. Quand ? Personne ne peut le dire. En revanche, il est clair que la rentrée sociale sera agitée et nous assisterons à la manifestation de catégories sociales jusque là insoupçonnées. Seule solution, il est temps que les véritables patriotes, quels que soient leur position sociale et leur penchant politique, se reconnaissent, communiquent et se réunissent en vue de se constituer en alternative pour éviter le chaos annoncé.