Dans cet entretien, Nassera Merah, sociologue, militante féministe, auteure de travaux universitaires sur la mémoire de la lutte des femmes, s'exprime sur la montée de la violence. - Des femmes se font agresser dans la rue pour motif de tenue pas tout à fait «conforme». Peut-on mesurer l'ampleur de cette forme de violence ? La violence est un phénomène qui peut être justifié. De manière générale, on est violent, car on réagit à quelque chose. Cela existe depuis la nuit des temps. Mais la violence à l'égard des femmes est institutionnalisée. Cette violence contre les femmes a toujours existé. On lui fait porter la responsabilité du péché originel. C'est à cause de Hawa qu'Adam est chassé du paradis. Depuis, les femmes subissent cette histoire et sont tenues pour responsables de l‘exclusion du paradis. Ce qui est contradictoire avec les convictions religieuses qui prétendent que c'est la volonté de Dieu. La violence à l'égard des femmes est expliquée, mais n'est pas justifiable. Elle est expliquée par la suprématie patriarcale. L'homme est supérieur à la femme, il exerce donc la violence contre celle de cette dernière. En Algérie, la violence contre la femme est multiforme. On peut expliquer cette violence motivée par la tenue vestimentaire si cette violence se limitait à ce cas-là. Or, il y a violence à l'égard des femmes en général, à l'égard des mères, des épouses…, le motif vestimentaire n'est que le petit prétexte pour justifier pourquoi l'on a agressé l'autre. Si l'on se tient à cette justification, on va donc garantir que celle couverte ne sera pas agressée. N'a-t-on pas violé des femmes qui portent le foulard ? En Algérie, cette violence est institutionnalisée. Car si on revient sur le cas de la fille en short qui a été agressée et qui a provoqué une émeute, la police l'a embarquée «pour la protéger». Elle a été conduite au commissariat et on lui a donné un pantalon. Les policiers ont en quelque sorte reconnu le geste des jeunes qui ont agressé la fille. Si ces jeunes se sont rassemblés pour d'autres revendications, ils auraient été embarqués et tabassés par les CRS. Ça veut dire que la violence contre cette fille a été justifiée par une institution qui est la police. Or, normalement, au contraire ce sont les jeunes qui devraient être embarqués. Les policiers devraient signifier à ces jeunes que c'étaient eux qui avaient touché à la liberté individuelle de cette fille. Aujourd'hui, c'est justifié par le short, demain ce sera pour absence du foulard ; à ce moment-là on justifierait la violence contre les femmes ne portant pas le foulard comme par le passé quand on a justifié l'assassinat de femmes sans foulard. Je me souviens, au temps du terrorisme, au journal télévisé, on a dit clairement qu'on avait assassiné une journaliste et pourtant elle portait le foulard. Comme si porter le foulard pouvait protéger contre l'assassinat. Aujourd'hui, en quelque sorte il y a une institution de la violence qui elle-même justifie cette violence que nous subissons alors que l'Etat et la Constitution sont garants de la liberté individuelle. - Les femmes sans voile sont-elles particulièrement ciblées. Y aurait-il recrudescence de l'extrémisme ? Pas du tout ! Dans la rue des hommes se permettent d'agresser, même verbalement des femmes car il leur est permis de s'ingérer. Si c'était la tenue qui justifierait cette montée de violence, ces hommes trouveraient-ils choquant le port de short, ou plutôt le port d'un foulard assorti à un jean très serré et le visage maquillé à la libanaise. Laquelle des deux tenues est pervertissant pour l'habit islamique ? Si c'était la tenue qui justifie uniquement cette violence, on se serait seulement attaqué aux femmes pervertissant l'apparence. La question qui se pose : ces jeunes sont-ils prêts à intervenir pour défendre une femme qui se fait agresser ? Quand il s'agit de se mobiliser contre des femmes, ils sont tous prêts à s'enflammer. Dans certains cas, on a laissé tomber des femmes qui sont massacrées par leurs maris, sous prétexte que c'est privé et que cela ne regarde pas autrui, mais paradoxalement, il suffit que des rumeurs circulent sur les mœurs jugées légères d'une femme que tout le quartier se trouve mobilisé contre elle. Tout ça est une violence contre la femme qui n'a rien à voir avec sa tenue vestimentaire. - Qu'est-ce qui a favorisé cette montée de violence ? Tout d'abord c'est l'Etat qui permet et institutionnalise cette violence. Quand une femme se fait agresser et que le policier lui dit, «à cette heure-ci tu n'as qu'à rester chez toi pour éviter les agressions», est une forme d'institutionnalisation de cette violence et c'est toute la société qui le fait. C'est visible aussi dans le manuel scolaire où le rôle de la femme est réduit aux tâches domestiques, alors que dans la réalité plus de 50% des étudiants sont de sexe féminin. Ça également est une forme de violence aussi insupportable que d'être frappée ou violentée. Que fait l'Etat pour le corriger ? A prendre la fille et lui faire la morale ? Si l'on ouvre les portes de l'étranger aux mêmes jeunes qui se sont attaqués à la fille en short, ils trouveront normal de se trouver sur une plage pour nudistes. Cette violence s'exprime uniquement ici, parce que l'Etat le leur permet et c'est envers la femme que cette violence peut être exprimée en toute impunité. L'Etat doit protéger le citoyen qu'est la femme et commencer à instaurer le respect des libertés individuelles. Ne plus permettre que des femmes soient agressées sous prétexte quelles sont dehors en dehors des horaires de travail ou d'études ; ne plus tolérer qu'une maison soit brûlée car la maîtresse de cette maison a reçu quelqu'un. Je suis une femme et j'exige à l'Etat de me protéger ! - Y a-t-il des études sur ce phénomène ? Non. Car Tout simplement pour évaluer l'ampleur du phénomène, il faut une volonté politique. Si les associations ne se sont pas penchées sur cette question, c'est qu'elles sont réduites au travail conjoncturel, au gré des financements et des sponsors ! Encourager un travail sur la violence c'est déjà reconnaître qu'elle existe. Or, chez nous, c'est l'Etat qui l'exerce. - Pourquoi les associations ne sont-elles pas sensibles au sujet ? Il n'y a pas d'associations qui travaillent sur cette forme de violence de façon continue. Elles font semblant de s'intéresser à la situation de la femme et l'Etat fait semblant de les agréer. A mon avis même, c'est à la femme de s'impliquer dans la vie politique, car à l'image des associations qu'ont fait les partis politiques pour la proposition de Bouteflika concernant le système des quotas ? Si Bouteflika a proposé 35%, les partis devraient demander plus, et c'est à la femme de s'impliquer dans la société, mais d'abord en politique.