Frère Jean-Pierre était moine à Tibhirine. Il était présent au monastère le soir de l'enlèvement. Avec Amédée, il est le seul moine à avoir échappé aux ravisseurs. Plus de quinze ans après les faits, il perpétue l'esprit de Tibhirine au monastère Notre- Dame de l'Atlas, à Midelt, au Maroc. - Que pensez-vous du film Des hommes et des dieux ? Je l'ai déjà vu trois fois depuis qu'il est sorti. Je l'apprécie beaucoup. Il est vrai que quelques petits détails ne sont pas tout à fait exacts, mais le fond est là. Cela correspond à ce que nous avons vécu à Tibhirine. Il retranscrit parfaitement la vie de recueillement, la présence religieuse et l'esprit de Dieu qui régnait au monastère. Le film est donc très réussi. Chaque fois que je le vois, j'éprouve une profonde joie au fond de moi. Je parviens même à ressentir ce que mes frères ont vécu, ce don de leur vie pour le peuple algérien et pour Dieu. - Comment expliquez-vous le succès du film ? C'est vraiment étonnant. J'ai été le premier surpris. Si ce film a eu un tel succès, c'est parce qu'il est profondément humain et parvient à toucher tout le monde, quelle que soit sa religion : chrétien, musulman, athée… C'est d'autant plus remarquable qu'il n'a pas été réalisé par des gens d'Eglise et n'a pas été «téléguidé» par les autorités religieuses. Il en résulte une profonde sincérité. Quand je vois ces scènes intenses de chants religieux dans la chapelle du monastère, je me dis que les acteurs ont vraiment vécu quelque chose de très fort lors du tournage. - Et le nombre de visiteurs au monastère ? Il paraît que beaucoup de gens viennent à Tibhirine depuis la sortie du film. Je pense qu'ils l'ont surtout vu comme une sorte de recueillement. Normalement, lorsqu'un film se termine, les spectateurs se lèvent et s'en vont. Eh bien là, ils restent assis dans leur fauteuil et ne se lèvent pas tout de suite. Ce film dégage un vrai message. Les gens se rendent au monastère pour comprendre et prolonger leur réflexion. Figurez-vous qu'ici aussi, à Midelt, nous avons beaucoup de visites. Nous sommes en quelque sorte le prolongement de Tibhirine, alors les gens viennent nous voir. Ils m'interrogent beaucoup, discutent avec moi. On parle du film, de la vie à Tibhirine, de ce qui s'est vraiment passé… - Quel est votre sentiment face à cet intérêt pour Tibhirine ? ça me rend profondément heureux. Je veux continuer à être disponible pour les personnes qui viennent me voir. Je parle de Tibhirine avec grand plaisir. Le message que nous portons est beau. Il défend la paix. ça me fait plaisir de pouvoir perpétuer cet esprit. C'est très positif. - Quels souvenirs gardez-vous du monastère ? Je suis arrivé en 1964, mon passage au monastère a donc été assez long. J'ai été témoin de l'évolution de nos relations internes et externes. Nos conditions étaient assez précaires au début mais on a toujours eu une vie communautaire très forte. Nous avions des relations de convivialité avec les gens qui nous entouraient et tout se passait bien. On s'est progressivement approfondis dans la connaissance de l'islam. Comme j'étais chargé des courses pour le monastère, je rencontrais beaucoup de monde de la région en me rendant souvent à Médéa. J'y allais plus pour être présent que pour faire du commerce. Je me rappellerai toujours d'une anecdote sur le marché. Un jour, un habitant m'a dit que j'étais «comme eux». Ca m'a fait très plaisir. C'est vrai que ça a été dur parce que tout ça s'est brutalement terminé. Lorsque j'ai vu mes frères se faire enlever, je me suis tout de suite dit : «C'est fini». - Pouvez-vous nous parler de cette nuit du 26 mars 1996 ? J'étais portier de nuit. Je dormais près du portail du monastère. Tous mes frères pensaient que c'était moi qui serais enlevé le premier s'ils venaient. Vers 1h du matin, j'ai été réveillé par des bruits de voix devant le portail. Je me suis dit qu'ils venaient voir le docteur. J'attendais qu'ils viennent frapper à la porte comme le voulait l'usage, mais ils sont entrés sans frapper. Je suis alors allé voir à la fenêtre de ma chambre, en tirant le rideau et sans allumer la lumière. Là, j'ai vu quelqu'un passer, armé d'une kalachnikov. J'ai ensuite entendu une voix qui demandait «Qui est le chef ?» Puis j'ai reconnu Christian malgré l'obscurité. J'ai pensé qu'il leur avait ouvert et qu'il allait leur donner ce qu'ils voulaient. Un quart d'heure après, j'ai entendu la porte se fermer et je me suis dit qu'ils étaient partis. Mais Amédée est arrivé peu après en m'expliquant que tous les frères avaient été enlevés. Tout s'est déroulé dans le silence, je n'ai rien entendu. - Quelles sont vos impressions plus de quinze ans après cette tragédie ? On s'y attendait, on était prêts. Ce n'était pas exclu de notre projet de vie. Dans un certain sens, une sorte d'idéal a été réalisé. En restant à Tibhirine malgré le danger, on faisait don de nous-mêmes et nos vies étaient offertes. Même si ça a pu être très douloureux, c'est beau et ce n'est pas quelque chose de triste. Après l'enlèvement des frères, ma première réaction a été : pourquoi le Seigneur m'a-t-Il épargné ? Cette question m'a beaucoup travaillé, je n'arrivais pas à y répondre. Un jour, une religieuse suisse m'a écrit. Elle me disait qu'il était normal que certains témoignent en donnant leur vie et que d'autres le fassent en restant sur Terre. J'ai fini par accepter cette idée. Aujourd'hui, je continue à véhiculer notre message d'amour et de paix au Maroc. - Pensez-vous que la vérité sur les circonstances de l'assassinat de vos frères finira par être révélée ? Je ne sais pas et ce n'est pas évident de se prononcer. La justice fait son travail. Pour le moment, nous n'avons que des hypothèses. Bien sûr qu'on veut connaître la vérité. Je pense que c'est surtout difficile pour les familles. Elles sont dans le brouillard depuis de longues années. C'est vrai qu'ici on est un peu en dehors de tout ça. On suit les enquêtes de loin, on se tient informés. Dès qu'il y a du nouveau dans l'enquête, on est au courant. Il faut que la vérité soit établie, mais dans le respect mutuel, sans animosité, sans pointer untel ou untel du doigt. - Comment voyez-vous l'avenir de Tibhirine ? C'est difficile à dire. Il faut des volontaires pour venir s'y installer. Malheureusement, la plupart des frères sont âgés et il y a très peu de recrutement. Il y a aussi des problèmes administratifs. Les autorités algériennes ne semblent pas vouloir une nouvelle communauté à Tibhirine. Les perspectives sont donc assez bouchées. On est dans l'attente et dans l'espérance. J'aimerais que ce monastère reprenne vie, ce serait vraiment une bonne et belle nouvelle.