Il y a quinze ans, en mars 1996, les moines de Tibhirine avaient été enlevés dans leur monastère de l'Atlas, près de Médéa. Quelques semaines plus tard, en mai, leurs ravisseurs les exécutaient. En 2010, en France, le film Des hommes et des dieux leur rendait hommage. Réalisé par Xavier Beauvois, il avait engrangé plus de trois millions de spectateurs. Henry Quinson, qui fut le conseiller monastique lors du tournage, a sorti, en février dernier, un livre sur les coulisses : Secret des hommes, secret des dieux (Presse de la renaissance, 2011). - Quels sont les aspects qui ne sont pas dans le film que vous auriez aimé garder ? Le film gomme par exemple le dialogue interreligieux, le ribat essalam, qui se déroulait le jour de l'enlèvement. Vous écrivez que la scène avait été tournée... Le réalisateur a pensé que le comédien qui jouait le rôle n'était pas assez à la hauteur du point de vue du jeu. Moi, je suis assez content, on s'en sort pas mal, car le dialogue interreligieux qu'on voit dans le film est celui du prieur de Chergé avec le chef du GIA, Salah Attia. C'était le jour de Noël 1993. Le prieur ouvre le dialogue sur un verset du Coran, et l'islamiste enchaîne sur Jésus, Sidna Aïssa. Il y a entre eux un chassé-croisé linguistique et religieux qui porte son fruit. Le groupe s'en va, le bain de sang a été évité. C'était intéressant finalement de montrer ce dialogue à efficacité immédiate. Au montage, cela se défend assez bien. - Il a fallu collecter beaucoup d'événements pour faire deux heures de film, ce qui est court… On avait des scènes de la vie du village qui n'ont pas été retenues. Il y a une logique dramatique qu'il fallait resserrer. Plus le film évoluait au tournage, et plus Xavier Beauvois pensait qu'il fallait privilégier le point de vue des moines. - A la fin, les têtes découpées des moines devaient être vues. Vous écrivez que tout était prêt pour cette scène, mais finalement on y a échappé. Pourquoi ? Cette scène a été tournée pour montrer la haine et l'absurdité, la douleur des familles voisines algériennes présentes dans le film ; mais moi, cela ne me paraissait pas juste de donner le dernier mot aux tueurs, j'étais pour une autre fin, celle qui, finalement, a été retenue. Mais Xavier Beauvois avait aussi matière à terminer sur la vision de l'hélicoptère au-dessus du monastère. Cela pouvait être un appareil qui fait un vol de reconnaissance, mais comme tout le monde sait que, selon les déclarations d'un officier français, les frères auraient été victimes d'une bavure de l'armée algérienne, cela aurait été vu comme une prise de position. Pour moi, il fallait rester à une lecture spirituelle, plutôt que les frères et les ravisseurs finissent dans la nuée blanche. - En même temps, à un moment donné dans le film, l'hélicoptère, on le voit, menaçant, avec beaucoup de puissance… C'est une réalité dans la vie des frères, relatée notamment dans le journal de frère Christophe. Cette apparition simplement permettait de souligner qu'il il y avait des forces militaires armées d'un côté, et des groupes islamistes armés d'un autre, et qu'on était dans un contexte de violence. La résistance non violente des frères ne passait pas par la neutralité, mais par l'accueil et la prière et un exemple de fraternité. - Est-ce que ce film doit sortir en Algérie ? Je suis pour la liberté d'expression. On doit pouvoir voir le film de Beauvois, il concerne aussi l'histoire de l'Algérie. D'autant qu'on sait que le film circule sous le manteau et que les gens le verront quand même. Voir ce film, c'est réaliser qu'il y a un autre point de vue, même si on n'est pas d'accord, essayer de comprendre les positions de moines au plan religieux. Pour un musulman, c'est voir et entendre un point de vue chrétien sur une vie en Algérie. Après, on peut être d'accord ou pas, mais on a entendu ce point de vue.