Un article de Pierre Conesa, publié il y a quelques mois par Le Monde diplomatique, mais toujours d'actualité, aide à comprendre le phénomène du kamikaze, devenu en quelques années la bombe bon marché adoptée par des groupes terroristes de diverses tendances politiques ou idéologiques. Quand bien même le suicide serait proscrit par la religion, au nom de laquelle ils prétendent combattre, les islamistes semblent avoir pris option pour ce type d'attentat qui permet de commettre de gros dégâts matériels et des carnages à bas prix. Le coût d'organisation d'un attentat-suicide ne serait que de 150 dollars (environ 10 000 DA), selon des calculs israéliens mentionnés par l'auteur qui souligne également, pour prouver ses affirmations, l'impressionnant rapport entre le coût d'organisation et les dommages causés par les attaques du 11 septembre 2001 qui n'auraient coûté qu'environ un million de dollars, mais qui ont causé aux USA plus de 40 milliards de dollars de pertes économiques et de très lourdes pertes humaines. L'attentat-suicide constitue, selon ce haut fonctionnaire des services de sécurité français, un acte opérationnel violent indifférent aux victimes civiles, dont la réussite est largement conditionnée par la mort du, ou des terroristes chargés de le commettre. Pour comprendre la nouveauté du phénomène, ajoute-t-il, il faut exclure la référence aux combattants japonais kamikazes qui ne s'attaquent qu'à des objectifs strictement militaires, même si certains terroristes islamistes tendent ces toutes dernières années à les imiter en s'attaquant à ce type de cible. L'originalité du phénomène tient plutôt à l'exacerbation du comportement sacrificiel dans des contextes de plus en plus mythifiés. Plus de quarante pays ou zones de crise auraient subi, selon l'auteur, des attaques suicide ayant ciblé directement leurs territoires ou leurs intérêts à l'étranger de 1982 - date approximative de l'apparition du phénomène - à 2004. D'un rythme moyen de seize attaques par an, de 1982 à avril 2000, on est passé à trente-neuf par an, entre cette dernière date et mai 2004, a-t-il tenu à préciser. Le nombre d'attentats-suicide a, à l'évidence, «explosé» au cours de ces 5 dernières années si on se réfère aux informations rapportées par la presse à travers le monde. L'Algérie, qui ne figurait pas sur la liste des pays touchés par ce phénomène durant la période considérée, subit depuis environ 5 années ce type d'attentat qui a fait brutalement irruption dans une société qui n'en avait jamais usé même durant la guerre de libération. Tout comme l'Algérie, une dizaine d'autres pays feront également connaissance avec les attentats-suicide d'origine islamiste, portant aujourd'hui à environ cinquante le nombre de nations ayant fait les frais de cette folie meurtrière contre laquelle pratiquement tous les Etats du monde sont aujourd'hui mobilisés. L'attentat-suicide, précise Pierre Conesa, était originellement conçu en 1982 comme méthode de guerre contre l'occupant israélien avant d'atteindre pour d'autres causes le Sri Lanka en 1987, la Palestine en 1994 après la tuerie de la mosquée d'Hébron, en Turquie en 1995, au Cachemire en juillet 1999, en Tchétchénie en 2000, pour s'étendre en Russie en 2000 et en Irak en 2003. L'attentat kamikaze deviendra plus tard une méthode terroriste «indirecte» contre les Etats-Unis, au Kenya et en Tanzanie en 2001, contre la France au Pakistan, contre l'Australie en Indonésie en 2002, au Maroc et en Tunisie en avril et mai 2002. L'attentat-suicide a également fait son apparition comme méthode de guerre civile ou interreligieuse qui a fait des milliers de victimes et d'énormes dégâts matériels en Arabie saoudite, au Pakistan et en Irak depuis 2003. Il est même arrivé que l'attentat-suicide soit utilisé pour exécuter des «contrats», comme ce fut le cas en 2001 contre le commandant Massoud. Les attaques du 11 septembre 2001 contre les tours jumelles de New York et le siège du Pentagone ont, en quelque sorte, mondialisé l'attentat- suicide en y associant des kamikazes de six nationalités différentes (plus d'une quinzaine si on y ajoute les complices ayant assuré la logistique de l'attentat), faisant 3052 victimes d'une centaine de nationalités. Des cibles hétérogènes Pierre Conesa constate, à juste titre, que les cibles visées sont d'une incroyable hétérogénéité : des bureaux de l'ONU, des hôtels (Kenya) ou des night-clubs (Bali), des synagogues (Buenos Aires, Djerba), une base vie peuplée de Moyens-Orientaux (Arabie Saoudite), une banque (Istanbul), un navire de guerre (USS Cole), un pétrolier (Limbourg). On pourrait y ajouter, actualité oblige, des casernes de divers corps constitués, une prestigieuse académie militaire et dans de nombreux cas de paisibles citoyens. Les victimes «collatérales» ont, dans tous ces cas, été considérables. Le lieu géographique de l'attentat, précise encore l'auteur de l'article, s'est étendu du territoire de l'ennemi militaire (Israël ou Sri Lanka) à celui du régime honni (Etats-Unis) ou à des pays musulmans (Tunisie, Maroc, Algérie, Mauritanie), voire islamistes (Arabie saoudite, Turquie où les islamistes détiennent depuis quelques années les pouvoirs exécutifs et législatifs). Le phénomène des attentats-suicide est largement d'origine musulmane mais pas seulement, constate Pierre Conesa, qui cite l'attentat kamikaze du 9 juillet 1987 qui a tué plus de quarante soldats sri lankais. Les Tigres tamouls hindouistes, qui ont perfectionné la technique copiée du Hezbollah chiite libanais, seraient crédités de plus de 200 attentats- suicide, soit bien plus que ceux commis par les Palestiniens depuis le déclenchement de l'Intifadha. Dressant le portrait du kamikaze, il constate que la personnalité du candidat au suicide n'est pas toujours comme on serait tenté de le croire celle d'un jeune exalté, influençable, voire drogué, et issu d'un milieu défavorisé. Les auteurs des attaques du 11 septembre 2001, écrit-il, étaient pratiquement tous diplômés de l'enseignement supérieur, issus des classes moyennes, sans histoire ni passé militant. Dans les pays où le conflit entre pouvoir et islamistes dure depuis plusieurs années, comme c'est le cas en Algérie ou en Tchétchénie, le kamikaze est généralement un enfant de la deuxième ou troisième génération à compter de la date du déclenchement du conflit, qui ne comprend pas pourquoi un espoir n'apparaît pas après autant d'années de souffrances. D'où le nombre impressionnant de candidats au suicide par noyade (cas des harraga), par immolation ou pour le djihad. Dans les pays où ce type de conflit dure, la culture de la violence et de la mort est effectivement très prégnante. Cette ambiance mortifère, entretenue par des prêches prononcés chaque vendredi par des imams d'obédience salafiste ou wahabite pour exacerber la culture ambiante glorifiant le djihad, prépare des personnes fragilisées par leur vécu social au sacrifice suprême, supposé préférable à la vie d'ici-bas. Si des motivations personnelles (vengeance d'un proche tué par l'ennemi désigné des islamistes, traitement humiliant par les services de sécurité, etc.) peuvent expliquer certains attentats-kamikaze, les candidats à ce type d'actions semblent plutôt s'accommoder à toutes les cibles que leur désignent leurs commanditaires (touristes, écoliers, fonctionnaires, les simples citoyens, etc.), constate enfin l'auteur. Le candidat au suicide est, écrit-il, dans la majeure partie des cas, une personne prédisposée à obéir à un ordre au péril de sa vie. Une véritable aubaine pour les donneurs d'ordres tapis dans l'ombre qui privilégient cette technique, qui leur permet de choisir le meilleur moment et le meilleur endroit pour commettre un attentat terroriste, sans risque d'être dénoncés par les terroristes censés mourir lors de l'action kamikaze. Les commanditaires d'attentats-suicide tendent également à privilégier cette forme d'attaque du fait qu'elle fait beaucoup plus de victimes (4 fois plus selon une étude de la rand corporation) que les attaques terroristes classiques et qu'elle permet de frapper directement dans les endroits les plus sensibles du territoire de l'adversaire. Si les attentats-suicide d'inspiration islamiste semblent aujourd'hui fédérés autour du label globalisé d'Al Qaîda et de son sous-traitant au Maghreb, AQMI, leur conception et exécution sont le fait de groupuscules locaux et autonomes aux mains d'un émir ou tout simplement d'un imam «gourou» qui sait repérer parmi les plus fragilisés du quartier les candidats aux attentats-suicide en les convainquant, versets du Coran et fatwas à l'appui, du bien-fondé de leur sacrifice et des récompenses post mortem qu'ils sont en droit d'attendre. Dans pratiquement tous les cas d'attentats-suicide élucidés, cette soumission aveugle du kamikaze à un chef «gourou», généralement un imam ou un chef islamiste, est mise en évidence par les enquêteurs.