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«La liberté de conscience est la première des libertés»
Nadia El Fani. Réalisatrice de laïcité, inch'allah !
Publié dans El Watan le 21 - 09 - 2011

Documentaire de 1heure 12 minutes, Laïcité, Inch'Allah , réalisé par Nadia El Fani et qui a obtenu le Grand prix international de la laïcité 2011, sera diffusé dans les salles en France le 21 septembre.
«C'est un film sur la tolérance, un appel pacifique à la possibilité pour chacun et chacune de choisir et d'exprimer librement ses opinions, ses croyances et sa manière de vivre», est-il signalé dans le dossier de presse de présentation du film. «Et si pour une fois, par la volonté du peuple, un pays musulman optait pour une Constitution laïque, alors les Tunisiens auraient vraiment fait ‘‘la révolution''.» C'est le souhait qu'exprime Nadia El Fani dans une note d'intention accompagnant son film et qui s'en est ouverte à El Watan.
-Laïcité, Inch'Allah !, c'est un projet de société ?
C'est ce que je développe dans le film. Quel projet nous avons pour la Tunisie et comment continuer à vouloir que la Tunisie reste dans la modernité et refuser la régression, parce que, pour moi, si les islamistes gagnent du terrain, ce sera le début de la régression.
-Est-ce que la société tunisienne, et pas seulement les cercles citadins, est réceptive à ce projet et est-elle prête à se battre pour le réaliser ?
Ce qui est un peu différent pour la société tunisienne par rapport aux deux autres grands pays maghrébins, le Maroc et l'Algérie, c'est l'existence d'une importante classe moyenne qui est habituée aux pratiques laïques dans son quotidien et dans l'histoire de la Tunisie, puisque Bourguiba avait instauré des pratiques laïques. Je le rappelle un peu dans le film, Bourguiba avait empêché que pendant le Ramadhan soient aménagés des horaires spéciaux, il avait même exhorté le peuple, dans un discours en 1961, dont je n'ai malheureusement pas retrouvé d'images, à ne pas faire le Ramadhan en disant que le plus grand des djihads, c'est le djihad du développement, et qu'économiquement, le Ramadhan coûte cher au pays de par la baisse de la productivité qu'il entraîne.
-Mais qu'aujourd'hui, comme on le voit dans votre film, les «dé-jeûneurs» soient dans l'obligation de se cacher, est-ce que ce n'est pas un recul par rapport à cette position de Bourguiba ?
Bien sûr. Ben Ali est à l'origine de ce recul ; dès qu'il est arrivé au pouvoir, la première décision qu'il a prise, c'est la diffusion de l'appel à la prière à la télévision. C'était le début des concessions aux islamistes. Non seulement il a voulu autoriser Ennahdha, avant de l'interdire par la suite, et de réprimer très durement ses membres, mais il a tenté de s'allier aux islamistes.Il faut rappeler aux Tunisiens que Ben Ali a instrumentalisé la religion pour mieux donner des gages aux islamistes.
Et c'est peut-être ce qui explique en partie que s'ils ont eu une certaine assise lorsqu'ils sont revenus sur la scène publique, après la révolution de janvier 2011, c'est parce qu'on leur avait donné satisfaction sur beaucoup de points, en commençant à cacher les gens qui «dé-jeûnaient» pendant le Ramadhan, alors que sous Bourguiba, les cafés et restaurants continuaient à rester ouverts. A partir des années 1980, l'alcool commençait à être interdit dans les lieux publics pendant le Ramadhan.
-Vous dites que la classe moyenne a une pratique de la laïcité, est-ce aussi le cas en dehors des grandes villes ?
Les Tunisiens vivent en grande partie en milieu urbain aujourd'hui, même dans la Tunisie de l'intérieur il y a de moins en moins de gens qui vivent isolés, dans des douars. Ceux-là n'ont pas accès à d'autres visions de la société, mais ceux qui vivent en ville, je pense qu'ils sont prêts - c'est ce qu'ils disent - à «tolérer» ; moi, je n'aime pas ce terme, des pratiques différentes en avançant le terme de respect. C'est le rôle des intellectuels, des artistes et des partis politiques progressistes d'expliquer aux gens que le respect va dans tous les sens, on respecte les pratiques religieuses des pratiquants, mais les religieux doivent respecter ceux qui ne le sont pas.
-La laïcité est une priorité aujourd'hui…
Je pense que c'est un vrai enjeu de société, parce que si ça ne l'était pas, je ne vois pas comment expliquer la virulence et la violence des attaques islamistes à l'égard de mon film. Pour les islamistes, c'est une menace, et pour nous, ce serait entrer définitivement dans la modernité et de plain-pied dans le troisième millénaire. On est rentrés dans la modernité en faisant la première révolution du monde arabe du troisième millénaire, mais aujourd'hui, il faut qu'on continue sur cette voie. Si on veut achever le travail qui a été accompli le 14 janvier, il faut voter pour une Assemblée constituante en faveur de la laïcité, soit de la séparation de la religion et de l'Etat.
-N'y a-t-il pas là aussi un travail d'explication et de clarification à faire autour du concept de laïcité ?
On a été pris de vitesse par les islamistes qui ont réussi, aidés par leurs chaînes satellitaires aussi, à faire croire au peuple tunisien, comme à tous les autres peuples arabes, que la laïcité imposerait l'athéisme à toute la population et les progressistes ont aujourd'hui du mal à contrer cette idée reçue.
-Pourtant, la laïcité protège la pratique religieuse…
C'est ce que dit un intervenant dans un débat dans le film ; à la fin, il dit que la laïcité, c'est un ensemble de règles qui régissent la façon dont on va vivre et que la laïcité protège la religion parce que le politique pervertit la religion comme la religion pervertit la politique.
Que disent les Tunisiens attachés à la laïcité aux islamistes qui disent que «le Coran est notre Constitution» ?
Les islamistes tunisiens vont abandonner ce slogan parce que cela ne marche pas. Pendant la révolution, ils étaient absents de la lutte alors qu'ils ne l'étaient pas en Egypte.
-Ils ont toutefois vite occupé le terrain…
Parce qu'ils ont eu énormément d'argent, ce sont eux qui ont réussi à s'organiser le mieux, d'abord parce qu'ils étaient préparés, ils manient très bien les outils de communication, ils ont des gens qui ne font que cela, travailler sur Internet toute la journée.
-Les Tunisiens sont-ils prêts à la laïcité ?
Ils sont d'accord pour que la religion soit séparée de l'Etat, il y a les pro-Ennahda qui représentent, paraît-il, 25%, cela laisse 75% qui ne sont pas pour que la religion régisse notre vie, et là-dessus, effectivement, il va falloir se battre au niveau des idées ; est-ce qu'ils étaient prêts à la parité, pourtant, la parité on l'a fait voter. Ce qui est triste, c'est de voir que les plus conformistes, les plus pro-islamistes, ce sont les jeunes et, en même temps, il faut en analyser les raisons, c'est la génération qui n'a connu que Ben Ali, et la seule force politique organisée au régime de Ben Ali, c'est l'opposition islamiste, les progressistes étaient absents pour diverses raisons.
C'est facile d'embrigader les gens par des prêches tendancieux et ambigus, en faisant du social dans les quartiers parce qu'on a de l'argent, la gauche personne ne la finance. Quand on a voté l'interdiction du financement étranger pour les partis qui se présenteraient aux élections, Ennahda a quitté la haute instance de la révolution.
-Etes-vous confiante quant à l'issue du rendez-vous électoral du 23 octobre prochain ?
J'étais comme tout le monde au lendemain de la révolution, très euphorique et très optimiste. Et puis, après, on fait face à la réalité et on se dit que le combat n'est pas terminé, j'ai confiance en la maturité du peuple tunisien, parce que je trouve qu'il a été exemplaire dans cette révolution, il ne s'est pas laissé tromper.
-Instruit de l'expérience algérienne ?
Une expérience dramatique. Après ce qu'on a vécu avec Ben Ali, en Algérie, le pouvoir était beaucoup moins dictatorial que ne l'était le pouvoir en Tunisie. Ben Ali, c'était la répression maximum, tout le monde avait peur de parler, aujourd'hui, on voit que les méthodes des islamistes sont identiques, ils essaient de terroriser la population et d'empêcher les gens de parler, d'empêcher les cinéastes de montrer leurs films, d'empêcher des manifestations culturelles comme des pièces de théâtre.
-Vous-même avez été obligée de changer le titre initial de votre film qui était Ni Allah ni maître ?
Le titre premier, je le reconnais, était provocateur, et je le revendiquais en tant que tel, parce que je considère que le rôle des artistes et des intellectuels est d'attirer l'attention et de poser des débats là où personne ne veut les poser, et ce débat sur la laïcité je voyais bien que plus on avançait et moins les partis politiques voulaient le poser parce qu'ils ont peur de rater des électeurs. Je pense que chaque fois qu'ils ont essayé de faire de la politique politicienne, les partis politiques de gauche se sont trompés, parce que la politique cela se fait avec des idées et des convictions, et peut-être qu'aujourd'hui on ne va pas gagner, mais on gagnera beaucoup en fierté et en honorabilité si on continue à nous battre pour nos valeurs, et les valeurs de la gauche, c'est la laïcité, donc je ne vois pas pourquoi la gauche a peur de dire qu'elle est pour la laïcité et essaie de faire croire qu'on ne va jamais changer l'article 1 de la Constitution.
-Vous êtes en procès pour votre film…
De la part des islamistes. Après l'attaque du cinéma qui projetait mon film, il y a eu une grande campagne de soutien de la presse écrite, et comme ils ne savaient pas quoi faire, les islamistes ont dépêché trois de leurs avocats à la télévision qui ont annoncé qu'ils n'avaient pas vu le film, mais qu'ils portaient plainte contre moi pour atteinte au sacré, pour atteinte aux bonnes mœurs et pour atteinte à un précepte religieux. Trois plaintes que le procureur de la République a reçues.
-Cela ne veut-il pas dire que la justice est réceptive aux adversaires des défenseurs de la laïcité ?
Pendant toutes ces années de dictature, les islamistes ont creusé le terrain, ils avaient compris que, pour se défendre, il fallait des avocats islamistes qu'ils ont financés, beaucoup sont militants d'Ennahda. Cela étant, parmi les avocats, beaucoup sont progressistes et ont participé massivement à la révolte de janvier 2011. Un comité d'avocats s'est créé pour me défendre, avec, à leur tête, le président d'un parti libéral de droite. Les islamistes prétendent que j'attaque l'Islam et que j'insulte les musulmans, c'est faux. Ils n'ont pas vu le film. Je suis passée à la télévision et j'ai dit ce que je dis dans le film, que je ne crois pas en Dieu et que je n'ai aucune raison de me soumettre à une loi divine que je ne reconnais pas. Et pour eux, c'est faire acte d'apostasie, sauf que ces gens oublient que si on ne reconnaît pas la loi divine, on n'a aucune raison de se soumettre à cette loi-là.
La loi tunisienne n'a jamais obligé qui que ce soit à croire en Dieu et reconnaît la liberté de conscience, et pour moi, la liberté de conscience, c'est la première des libertés pour qu'après, chacun puisse être maître de ses choix politiques. Je ne les empêche pas de défiler en criant «Allah Akbar», je ne vois pas pourquoi ils m'empêcheraient de dire que je ne crois pas en Dieu.
-Vous êtes de ceux qui disent «Je suis libre et je n'ai pas peur»…
Oui, et comme le disait Tahar Djaout aussi : «Si tu parles tu meurs, si tu te tais tu meurs, alors parles et meurs.»


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