Les chercheurs, qui ont écrit sur les débuts du théâtre algérien, ont soutenu, à juste titre, qu'il fut extrêmement difficile aux femmes d'exercer le métier de comédienne. Ceux qui méconnaissent les réalités socioculturelles de cette époque pourraient en déduire que cela fut aisé pour les hommes. Pourquoi pas, puisque faute de comédiennes, ces derniers se permettaient de se travestir malgré la tyrannie des tabous machistes ? La réalité fut plus relative. Quelques témoins et acteurs de cette époque, déjà si lointaine, sont encore vivants pour en témoigner. Habib Réda tenait, face à Keltoum, le rôle du jeune premier au sein de la troupe Bachetarzi. Voilà ce qu'il nous confiait : «En fait, à l'époque, c'était une honte pour les familles que d'avoir parmi les siens un ''aâjajbi'', un clown, au sens péjoratif du mot. Mon père n'aurait jamais accepté une chose pareille. J'ai dû le bluffer, mentir pour faire du théâtre. D'ailleurs, tous les artistes de ma génération ont changé leur nom pour dissimuler leur véritable identité. Pour ce qui me concerne, je m'appelle Hattab Mohamed. Mon frère, comédien lui aussi, avait pris pour nom Madjid Réda.» (El Watan, 10 juillet 08). De même, Taha El Amiri, compagnon de Habib Réda, n'a lui aussi que récemment avoué son état-civil (Abderrahmane Bestandji). Pour la génération suivante, cela ne fut pas plus aisé. Le cas de feu Osman Fethi est à cet égard terriblement illustratif. Comédien de Kaki, il a été renié par sa famille jusqu'à sa mort en 1993. Ceci étant, dans toutes les sociétés du pourtour méditerranéen, si les représentations théâtrales étaient appréciées pour leur divertissement, l'exercice du 4e art l'était moins selon les époques. A ses débuts, le christianisme a fait disparaître le théâtre de tout l'empire romain pendant près d'un millénaire. Il ne lui a permis de revenir que pour se mettre au service de l'Eglise. Pour arriver à reconquérir son droit d'être profane, cet art endura une longue période jalonnée de persécutions d'artistes, particulièrement en France. Dans le monde arabe, lorsque cet art était à ses premiers pas, le gouvernement égyptien, alarmé par l'engouement des étudiants pour la comédie, prit en 1888 un décret pour leur interdire son exercice. Pourtant, c'est l'Egypte qui fut la terre d'accueil des artistes brimés dans le Liban-Syrie où il prit pied dans le monde arabe. Les conditions de naissance du théâtre algérien peuvent expliquer bien des aspects de son évolution ultérieure et notamment de la place des femmes en son sein, en tant que sujet dramaturgique ou en tant que professionnelle du théâtre. Dans les premières décades du théâtre algérien, les personnages féminins étaient réduits en nombre et en importance, puisqu'il fallait recourir à des comédiens travestis. Marie Soussan ne fut pas la toute première femme à monter sur scène. Ce fut cependant elle qui, la première, s'y engagea durablement (1928-1934). Cependant qu'elle ait osé braver le tabou, tient en partie au fait qu'elle était une non musulmane, de surcroît marginale dans sa communauté israélite. Autre fait déterminant, elle était la compagne de Rachid Ksentini, un des pères fondateurs du théâtre algérien. Les troupes durent solliciter les services d'Européennes pour des personnages s'exprimant en français. Elles durent recourir à l'emploi de femmes jugées de petite vertu ou alors à des danseuses, déjà des habituées des feux de la rampe. Les bien-pensants et les traditionalistes ne furent pas avares de critiques. Keltoum était une danseuse, mais le milieu artistique, solidaire, la protégea de l'opprobre et des préjugés dont elle pouvait souffrir. Elle ne fut jamais une paria. Elle se maria, eu des enfants et mena une carrière des plus enviables, malgré le scandaleux épisode de sa mise forcée à la retraite, alors qu'elle était distribuée dans une des plus célèbres pièces du répertoire mondial (Mort d'un commis voyageur). Celles qui suivront son tortueux et tourmenté chemin, après la Première Guerre mondiale, présentaient une meilleure carte de visite. C'étaient des jeunes femmes instruites. Elles aussi, l'adversité étant, fondèrent des familles principalement avec des artistes, à l'instar de Nouria (Mme Kasdarli) et Wahiba (Mme Touri). Pour ce qui est de la représentation de la femme, le théâtre algérien des origines «qui se voulait militant sur le chapitre de l'émancipation féminine et de l'instruction des jeunes filles, les femmes y jouent un rôle très limité, très conventionnel à quelques exceptions près, et elles sont réduites à leur dimension habituelle. On chante, dans les couplets finals, la nécessité de les sortir de leur ignorance, mais on n'en imagine pas l'œuvre». A sa décharge, note encore Arlette Roth dans son ouvrage Le théâtre algérien de langue dialectale, «La vocation réaliste des auteurs les empêchait d'accorder plus d'importance aux femmes sur la scène qu'elles n'en avaient dans la réalité quotidienne. Le souci de vraisemblance l'interdisait». Sur ce chapitre, après l'indépendance, il n'y aura pas de changement notable dans la représentation de la femme, même si sa présence devint plus notable en tant que comédienne. Aujourd'hui, bien des progrès ont été réalisés. Il n'en reste pas moins vrai qu'il n'y a pas longtemps, dans la capitale du théâtre amateur, Mostaganem, le vendredi 18 août 2000, la comédienne Menad El Hadja, 21 ans, fut transformée en torche vivante par un de ses frères pour n'avoir pas voulu rompre avec son métier. Et puis, cette année même, dans un tragicomique révélateur des pesanteurs sociales revenues en force, signalons la mésaventure d'une autre jeune femme qui participait à un stage de formation organisé par un des nouveaux théâtres régionaux. Apprenant cela, son père lui fit subir une rokia en règle. En dépit de cela, on peut noter une évolution considérable depuis le cycle infernal imposé par le terrorisme. Grâce à cette funeste période, du fait de la déliquescence des œillères idéologiques qui prescrivaient le politiquement correct, le théâtre et tous les arts en Algérie ont vécu une refondation dont nous avons rendu compte dans un essai intitulé Théâtre algérien, la fin d'un malentendu. A la faveur de cette refondation, le théâtre algérien a progressé tant dans la présence que la représentation de la femme. La question du statut de la femme est redevenue d'actualité avec la violence intégriste qui a commencé à s'exercer sur les femmes. Cela s'est traduit par une série de créations qui mirent en vedette des comédiennes. Elles les mettront d'autant sous les feux de la rampe que l'époque était au monologue, du fait de considérations moins artistiques qu'économiques. Ce fut une belle revanche pour des comédiennes généralement confinées auparavant dans d'ingrats seconds rôles. Depuis, elles allaient durablement s'imposer comme têtes d'affiche en donnant vie à des personnages féminins totalement assumés. Ainsi, dans leur incarnation, les actrices allaient commencer à libérer sur scène leur féminité que leur avaient appris à occulter les personnages asexués qu'elles campaient auparavant. Désormais, elles ne seront plus cantonnées dans des rôles d'êtres sans épaisseur psychologique. De la sorte, en 1989, La maison de Bernarda Alba, mise en scène par Allal El Mouhib, allait fournir l'occasion à un formidable panel de comédiennes de donner la pleine mesure de leurs talents : Amina Medjoubi, Fatima Belhadj, Nouria… En décembre 1990, en écho au déchaînement des forces obscurantistes qui occupaient alors la rue, Anta khouya, ouana chkoune ? de Slimane Ben Aïssa vient répondre à l'immense désarroi qui étreignait la société pour la rappeler à l'essentiel. Produite dans un cadre indépendant, Si tu es mon frère, moi qui suis-je ? mettait aux prises deux sœurs dans un rugueux face-à-face. L'aînée, Fatouma Ousliha, est résignée à l'idéologie dominante, alors que sa cadette, Dalila Hélilou, refuse de s'y soumettre. Son frère cherche à lui imposer le port du voile. La même année, en 1990, Sonia inaugure le premier monologue féminin du théâtre algérien. Elle est «Fatma» dans une pièce éponyme de M'hamed Benguettaf, mise en scène par Ziani Chérif Ayad. Fatma est une femme de ménage qui, du haut d'une terrasse, le temps d'une journée, se raconte et raconte son univers. Sonia récidive en 1992, mais cette fois pour donner vie à un personnage féminin dans sa dimension universelle. Dans Journal d'une femme insomniaque, écrit par Rachid Boudjedra, le personnage n'a même pas de nom. La pièce évoque le mal-être d'une femme. Sonia fut encore, en 1993, face à Sid Ahmed Agoumi dans L'amour et après ? une pièce de Mohammed Farrah montée par Ziani Cherif Ayad au sein de Masrah el Kalâa. Cette fois, c'est le thème du couple qui est abordé. En 1992, Fadéla Assous, sous la direction d'Ahcène Assous, étrenne, elle aussi un monologue : El besma el majrouha (Sourire blessé). Omar Fetmouche, l'auteur, y avait convoqué deux emblématiques personnages qu'enfant il avait connus. Il les fait revivre dans le contexte de l'après-indépendance sous le joug du parti unique. Le même adapte en 1992 L'aide-mémoire de Jean Claude Carrière, ce qui donne Kenza qu'il met en scène avec Linda Sellam dans le rôle. Elle y défendait le personnage d'une femme qui entreprend le sauvetage de son ex-mari de ses illusions et de l'arrivisme dans lesquels il s'était fourvoyé. En 1992, à son tour, Dalila Helilou s'illustre dans Baya, pièce controversée de Aziz Chouaki. Baya est une Algéroise d'un certain âge, restée seule chez elle après le départ au travail de son époux et de ses enfants à l'école. Le prétexte d'anciennes photos qu'elle découvre lui fait dérouler le temps de sa jeunesse et la nostalgie du temps passé. En 1994, ce fut le tour de Nouah lajrah, huis clos écrit et mis en scène par Mohamed Tayeb Dehimi. La pièce qui fouille la société aux tréfonds de son intimité a connu sa générale lors de la 3e édition du Festival du théâtre professionnel (Batna, 1994), édition sous haute protection, alors que les rafales de kalachnikov se répondaient en ville. Atika Belezma y est une émouvante Toufaha. Le 1er juillet 1996, lors du 6e Festival national de théâtre professionnel à Oran, Nouba fi el andalous, mis en scène par Fouzia Aït El Hadj, décroche le prix du meilleur spectacle. A cette occasion, le théâtre algérien se rappela qu'il avait ses premières femmes metteurs en scène. En 1998, le TR Oran monte un texte de Djamal Marir, metteur en scène du TR Annaba. C'est Sarkhat ennissa mis en scène par Mohamed Adar. Le Cri des femmes est un lamento étalant leur asservissement dans une société conçue au seul bénéfice des hommes. Bouchareb Kaltoum y campe le personnage d'une belle-mère conservatrice à l'extrême. Face à elle, Ismahan Chouiref est une bru qui ne se résigne pas au dévalorisant statut que lui assigne son acariâtre belle-mère. Par ailleurs, octobre 1998 verra la générale de El Ghanima, produite par cinq associations féminines, écrite et mise en scène par Hamida Aït El Hadj. Cette pièce ne peut être réduite au seul manifeste féministe qu'elle est. Ses qualités dramaturgiques et sa mise en scène étaient tout aussi évidentes que son propos ciblant avec un humour au vitriol le Code de la famille. Enfin, a contrario, fin 2002, avec Mara Mara de Bouziane Benachour, le théâtre algérien se met à traiter de l'absence de l'homme dans la vie de la femme et de son besoin d'amour. Sous la direction de Lakhdar Mansouri, Amel Bentolba et Khadidja Dahmani interprétèrent un duo féminin. La pièce raconte la rencontre fortuite de deux femmes sur le lieu où l'une a connu un amour vingt ans plus tôt et où la seconde est venue à son premier rendez-vous amoureux. Depuis, une autre génération de comédiennes s'est imposée. L'épopée de ces nouvelles figures est à écrire.
PS : : Cet article est tiré d'une conférence de l'auteur au dernier Festival du théâtre comique de Médéa.