Dans son allocution de ce dimanche, prononcée à Benghazi à l'occasion de l'annonce solennelle de la libération totale de la Libye, le président du Conseil national de transition (CNT) libyen, Moustapha Abdeljalil, a pris une fois de plus à témoin l'opinion libyenne et internationale sur les fondements doctrinaux du futur Etat libyen né de la Révolution du 17 février. La référence à la charia comme source unique de la législation a été réitérée avec force à l'occasion de ce premier discours officiel de l'après-El Gueddafi, qui était très attendu par les alliés occidentaux et américains. Ce n'est pas la première fois que les dirigeants du CNT affichent haut et fort leur sensibilité islamiste et revendiquent la charia comme mode de gouvernance dans la Libye nouvelle. Dimanche, le président du CNT est allé plus loin encore en faisant dans la provocation, annonçant la décision des nouvelles autorités libyennes de rétablir la polygamie soumise à certaines conditions sous le régime d'El Gueddafi. Préoccupés beaucoup plus par le renversement du régime d'El Gueddafi, les Américains avaient fait peu de cas de ces déclarations qu'on avait mis sur le compte de velléités, de la part des responsables du CNT, de donner des gages aux islamistes, notamment les plus radicaux d'entre eux, qui ont fourni des cadres militaires à la révolution libyenne dont le plus en vue, le chef militaire de Tripoli, Abdelhakim Belhadj, un activiste d'Al Qaîda. Tout porte à croire que la posture des dirigeants politiques du CNT n'a rien de tactique. Au nom de la légitimité acquise par les armes et dans le combat sur le terrain, nul doute que les chefs militaires d'obédience islamiste négocieront les armes à la main la configuration du nouvel Etat libyen et feront en sorte que le projet d'Etat islamique soit consacré dans sa plénitude dans les textes fondamentaux du pays. à l'ombre des kalachnikovs La militarisation inquiétante de la société à la faveur de la révolution rend encore plus complexe l'équation politique libyenne et l'amorce de la phase de transition vers des institutions républicaines. On ne construit pas un Etat et des institutions démocratiques à l'ombre des kalachnikovs et de ces images de combattants festoyant à la mort d'El Gueddafi, exhibant sabres et machettes comme pour se distinguer de leurs frères d'armes en affichant, face aux caméras, à travers ce geste symbolique, leur sensibilité islamiste. La véritable révolution, pour les Libyens, commence avec la libération du pays. Bien que planifiée par les stratèges militaires de l'OTAN, la chute du régime d'El Gueddafi a nécessité huit longs mois d'efforts de guerre, des milliers de morts et de blessés et un pays en ruine. L'incertitude totale demeure, en revanche, quant à l'avenir proche et lointain de la Libye. Nul ne peut prédire comment évoluera la situation ni combien de temps cela prendra au pays pour rompre définitivement avec l'ancien régime et s'engager dans la voie que les Libyens auront à choisir en toute liberté et démocratie. La reconstruction du pays passe d'abord par une réconciliation difficile entre les Libyens pro et anti-El Gueddafi, ensuite avec les islamistes auxquels El Gueddafi avait fait la chasse avant de gracier, quelques mois avant sa descente aux enfers, un groupe d'activistes dont certains se retrouveront aux avant-postes de combat dans la Révolution du 17 février. Le renouveau de la Libye est conditionné aussi et surtout par les gages que le nouveau pouvoir donnera à l'extérieur, et principalement aux pays occidentaux qui ont financé et participé militairement à renverser le régime d'El Gueddafi. En soufflant le chaud et le froid sur la charia, en faisant un jour un pas en avant et le lendemain deux pas en arrière, comme il l'a encore démontré hier en tentant de rassurer les partenaires étrangers que les Libyens sont des «musulmans modérés», M. Abdeljalil ne fait que traduire les tiraillements qui déchirent le CNT et la société libyenne sur le projet de société futur de la Libye. En l'espèce, les dirigeants du CNT n'ont en rien innové par rapport à l'ancien régime en décidant en lieu et place du peuple libyen de son avenir. C'est au peuple libyen et non à une quelconque autorité, même si elle jouit d'une légitimité historique et révolutionnaire, de choisir souverainement et librement ses institutions, ses dirigeants et le régime qui lui convient. En cherchant à légiférer sur des questions fondamentales par décret «révolutionnaire», le CNT prend le risque politique grave de dévoyer la révolution de son objectif, qui est de redonner au peuple la parole confisquée par 40 ans de règne absolu, avec toutes les conséquences que cela peut induire au plan national et régional.