Au douar de ce qu'on prétend être celui du président Bouteflika, au pied des monts Trara qui dominent le vieux Nedroma, les villageois vivent dans une torpeur indicible. Faire référence au chef de l'Etat dans cette contrée rocailleuse est assimilé à un tohu-bohu ridicule, à la limite de la provocation. « Effectivement, on raconte qu'il est originaire d'ici, précisément du village Dar Bentata, même si nous n'en sommes pas toujours sûrs ; et même si c'était le cas, quel mérite devrions-nous revendiquer ? » Du coup, nous nous sentîmes coupables d'avoir détourné l'attention d'un pauvre agriculteur dont les yeux sont rivés sur ses chèvres dociles. « Tu vois ces bêtes là ? Elles aussi, elles sont nées ici... » Difficile de saisir le sens de la comparaison de hadj Kaddour, même si le message semblait clair. Djebal, qui tire étymologiquement son nom du pluriel de djebel, ressemble quasiment à toutes les bourgades d'Algérie : malgré l'annonce en fanfare des projets de développement entrant dans le cadre de la relance économique, la région n'a pas réussi à s'extirper de son fastidieux train-train d'agglomération rurale. Ses problèmes sociaux paraissent insolubles en raison d'une indifférence pathologique qui l'a longtemps meurtrie et confinée dans un statut secondaire. Ici, au lendemain de l'investiture de Bouteflika, les humbles citoyens aux mains rugueuses, n'ont pas compris que dans les alentours, certaines personnes aient pu ressusciter, subitement, avec un sentiment de fierté revigoré qui frisait l'insolence. Par « alentours », il faut comprendre la ville de Nedroma. Et pour ne pas trop s'impliquer dans les interprétations politiques, notre interlocuteur ne l'a prononce qu'à demi mot. Ce serait une lapalissade que de ne pas saisir, dans cette région, qu'une sorte de rejet pour ne pas dire de haine baigne entre les deux communes, depuis des lustres : lahdar (les citadins), les Nedromiens ont, semble-t-il, toujours ressenti une sorte de mépris pour ces montagnards de Djebaïli. Un sectarisme qui a longtemps obstrué les portes du modernisme et celles des promotions multiples aux gens de Djebala. Les temps sont durs On le dit ici sans complexe : « maintenant que le président est de chez nous, comme on dit, certaines familles de Nedroma, sans aucune pudeur, l'ont récupéré pour en faire un registre de commerce. Personne n'est dupe, mais c'est indécent toutes ces gesticulations » Nous avons compris, cependant, que dans ce magma de susceptibilités et de conjectures, il ne s'agit pas d'un quelconque leadership entre fractions tribales, en ce sens qu'à Djebala, on ne prétend revendiquer aucune paternité de qui que ce soit. Les temps sont durs et les références politiques, même prestigieuses, ne nourrissent pas les familles sans ressources. « Des familles orgueilleuses se sont découvert subitement des sentiments de sainteté, c'est ridicule ! » affirment, dépités, des jeunes oisifs. Le ton toujours désabusé, les autochtones tiennent à souligner au passage, avec courtoisie tout de même : « même vous, vous n'êtes venus que pour parler du pays de Bouteflika, alors qu'ici, ils sont des milliers de citoyens qui peuvent parler d'eux et de leurs préoccupations. La star, c'est lui, nous, nous sommes les éternels figurants. » Et puis, tous en choeur, ils se mettent à énumérer tous les avatars qu'ils vivent : l'état des routes, l'eau potable, l'habitat rural, le réseau d'assainissement, l'électrification rurale, le transport, le chômage. « Nous empruntons des routes tortueuses, bordées de champs de légumes et d'amandiers. Nedroma nous reluque d'en bas. Sans aucun sentiment d'infériorité. » Dans cette ville ancestrale où chaque pierre respire un pan de notre histoire, il serait malveillant de croire qu'elle jouit de privilèges. Ici, c'est la ville des Zerhouni, Temmar, Ghozali. « Nos enfants sont au pouvoir, mais nous ne sommes pas le pouvoir », tente d'expliquer un professeur d'histoire et de géographie. La nuance est de taille : « nous pourrions tirer une certaine fierté à partir de ce raisonnement, mais ça s'arrête là », renchérit-il. Dans les faits, ces enfants, bien qu'ils soient là haut, n'ont apporté aucun plus à la région, « nous voulons que l'Algérie soit moderne et pour qu'elle le soit, les gouvernants doivent gérer toutes les communes sans discrimination, pas les carrières des personnes. » Nous quittons les monts de Trara sans le chant reposant de Ghaffour d'autrefois. Il est vrai que la voix du « rossignol » s'est tue, ou plutôt s'est métamorphosée.