Un douar perdu dans un massif forestier, une population aux conditions de vie difficiles, des terroristes “résiduels” qui promettent l'enfer, le tout sur fond de peur et d'angoisse. Tairaou. Ce toponyme à la prononciation rugueuse est celui d'un douar jijelien relevant de la commune de Settara où la vie est des plus âpres, des plus inhumaines. C'est là que le monde, moderne s'entend, semble s'arrêter. Un douar reculé où les habitants dansent la ronde de la misère. Leur dénuement est très frappant. Révoltant même. Ni eau, ni route, ni téléphone, ni commerce, ni café maure… un douar fantôme quoi. À 70 km à peine du chef-lieu de wilaya et à mille lieues du monde moderne. N'était-ce l'électricité, l'illusion de la fin de “la nuit coloniale” pour les sept mechtas (Barouki, Dar Amrane, Tairaou, Taouetta, Dar Feqraâ, Oudjellil et Dar El Oued) aurait bien volé en mille et un éclats. “Avant qu'on nous ramène de l'électricité il y a une dizaine d'années, je me plaisais à dire souvent que n'était-ce l'aboiement des chiens, on croirait que personne n'habite ces contrées”, lâche sur un ton plaisantin le directeur de l'école primaire de Tairaou. Comme un malheur n'arrive jamais seul, ce douar oublié des hommes est très peu gâté par Dame Nature. Il est perdu au milieu d'un massif montagneux au relief abrupt et fort boisé. Un massif infesté de terroristes qui en ont fait sinon leur nid du moins leur point de passage privilégié leur permettant de se déplacer, en un temps très court, d'une wilaya à une autre. Car il faut savoir que Tairaou, au sud-est de la wilaya de Jijel, est limitrophe avec trois autres wilayas : Skikda, Constantine et Mila. On peut rejoindre djebel Béni S'bih (Jijel) à partir du djebel Ouahch de Constantine en un temps record de 3 heures. C'est dire tout l'intérêt stratégique pour les terroristes de s'approprier cette région ! Aussi en sus de la précarité de leurs conditions de vie, ses humbles habitants avaient-ils longtemps vécu sous la menace des hordes sauvages. Mais depuis la reddition des éléments de l'AIS de Madani Mezreg, Tairaou a quelque peu retrouvé sécurité et quiétude. Mais voilà, depuis plus d'un mois cette contrée a de nouveau replongé dans la terreur. Et pour cause, un groupe terroriste activant dans la région, sous la coupe de l'“émir” Kaâkaâ, aurait planifié une attaque contre ses habitants. Un plan macabre divulgué, le 2 août dernier, par un terroriste appartenant à ce groupe qui s'est rendu aux autorités à Aïn Kechra (Skikda). Information qui a dérangé les nuits de ces paisibles habitants qui vivaient depuis dans la crainte d'être surpris par ces hordes sanguinaires. “Deux semaines durant, nous n'avons pas dormi chez nous”, se souvient un jeune. “Certains avaient eu à passer la nuit dans la forêt sous une couverture tout en restant aux aguets”, précise un autre. “Le terroriste qui s'est rendu nous a indiqué que ses acolytes n'ont pas cessé d'épier le mouvement de la population. C'est alors qu'on a eu vraiment peur”, témoigne un vieux. Avant de poursuivre : “Les terroristes comptaient s'attaquer à nous, un mardi, à 3 heures du matin, jour du marché hebdomadaire à Milia. Les hommes auraient quitté leur foyer à cette heure-ci, et les terroristes comptaient investir les maisons en tenues militaire et de gendarmes pour récupérer nos armes et décimer le reste de la population.” Il semblerait que ce terroriste, un natif de la mechta El-Guefch (Aïn Kechra), s'est rendu après avoir essayé d'éliminer son chef. N'ayant pas réussi son coup, il a alors tourné casaque en divulguant leur plan macabre. Pour d'autres, c'est parce qu'il a eu peur pour sa tante qu'il a fait faux bond à ses acolytes. Seulement cinq familles ont quitté Tairaou Si les gens rencontrés à Tairaou, à Oudjellil… n'éprouvent aucune gêne à reconnaître avoir eu peur, ce qui est tout à fait humain, tout le monde s'accorde à infirmer un quelconque exode massif. Car certains ont rapporté que plusieurs dizaines de familles, pour ne pas dire des centaines, auraient quitté depuis leur douar pour s'installer ailleurs, en des lieux plus sécurisés, à Bordj Ali ou à Settara. Rencontré à Bordj Ali, une antenne administrative, le maire de Settara, M. Mourad Meftah, jure par tous les dieux que pas plus de 5 familles ont vraiment quitté Tairaou, son douar natal. “Non pas à cause de la menace terroriste, mais parce qu'ils ont acheté des maisons ailleurs. Certains d'entre eux sont des gardes communaux. Ils ont prévu leur déménagement bien avant. À vrai dire, c'est beaucoup plus pour absence de toute commodité de vie que les habitants de Tairaou partent ailleurs”, ajoute-t-il. Non sans émettre le soupçon : “Il se pourrait que ce sont les terroristes eux-mêmes qui ont distillé cette rumeur pour faire fuir la population et se mouvoir à leur guise dans cette région stratégique”, soupçonne-t-il. Pour vérifier sur le terrain la nullité de cette information, il a pris l'initiative de nous faire visiter, à bord d'une voiture de l'APC, les mechtas de son douar natal. Des mechtas aux “mines” déplorables. Les maisons laides — certaines ont pour toiture des feuilles de zinc — sont éloignées les unes des autres. En cours de route, cet ex-Patriote n'a pas cessé d'encenser le travail accompli par les Patriotes de sa commune. “Ils ont énormément aidé à sécuriser les lieux en réussissant à éliminer plusieurs terroristes. Depuis 1995, la région est surveillée par les Patriotes de Settara”, affirme-t-il fièrement. Comme pour minimiser la menace terroriste dans la région, il nous confie : “Vous savez, il m'arrive de quitter Tairaou à 22 h et seul.” Loin de Bordj Ali, il nous montrera le lieu où l'“émir” Benyoucef, ayant appartenu à l'ex-FIS, a été éliminé en 1995 avec 4 de ses acolytes. “Il a été éliminé 40 jours après avoir assassiné 2 jeunes de Bordj Ali soupçonnés de collaborer avec la gendarmerie.” Juste après la bifurcation menant à Béni S'bih, on emprunte une piste sinueuse. Un grand massif accidenté et boisé s'offre majestueusement à la vue. En s'y approchant, il attira notre attention : “Vous voyez ce point au milieu de la forêt, c'est El-Megtaâ. Ce lieudit est le point de croisement de 4 wilayas (Jijel, Skikda, Mila et Constantine). Il est d'une importance cardinale pour les terroristes qui l'empruntent comme point de passage vers ces wilayas. Bien plus, il leur permet de rejoindre djebel Béni S'bih à partir de djebel Ouahch en un temps record de 3 heures seulement. En plus, c'est par là que passe la canalisation de gaz reliant Skikda et Jijel. La tranchée leur sert de repère dans leur déplacement de Jijel vers Skikda. Même les terroristes ne connaissant pas la région peuvent facilement trouver leur chemin”, soutient le maire. Cette canalisation avait fait en 1996 l'objet d'un sabotage. Aux pieds de Tairaou, deux bâtisses fraîchement peintes sur le côté gauche de la piste. Une salle de soins et une antenne des P et T. C'est là qu'est installé depuis vendredi 17 septembre un détachement de 34 gardes communaux. Il a été délocalisé de Dar Ahmed (Béni S'bih) où la menace terroriste ne semble pas présente. Mais son installation à Tairaou est temporaire. N'empêche qu'elle a réussi à rasséréner une population apeurée. C'est par les mechtas Dar Ferqaâ et Oudjellil qu'on a entamé notre pérégrination à travers la région. Peu de gens dehors. C'est à Oudjellil qu'on a eu le premier contact humain. Deux éléments des groupes d'autodéfense de faction qui font le guet en haut de la piste menant à Dar El-Oued. Leur chef M'barek a participé à plusieurs opérations antiterroristes. Habillé d'un survêtement noir et d'une veste bleue de Chine, haut de taille, avec une barbe de quelques jours et un talkie-walkie à la main, ce jeune n'a pas la langue dans sa poche. Il se confie volontiers : “Le terroriste qui s'est livré a révélé que le groupe est constitué de 35 membres. Ils attendaient l'arrivée de 10 autres à partir de Béjaïa. Il y a 2 Tunisiens dans le groupe, un spécialiste en explosifs et un autre en planification des attentats. Leur base est à Bergoune, du côté de Skikda. L'“émir” Kaâkaâ conseillait toujours à ses hommes de ne pas passer par Settara. Le repenti nous dit qu'à Zitouna (Skikda), ils se déplaçaient à leur guise. Lors du ratissage effectué par les militaires appuyés par les gendarmes et nos éléments, on n'a trouvé que des denrées alimentaires dans deux casemates.” Avant de poursuivre : “Quand on remarque des mouvements suspects, on remonte vers la crête et on fait le guet. On connaît bien leur passage. C'est d'ailleurs ainsi qu'on a éliminé 3 terroristes en 1997.” Des familles auraient-elles quitté le douar ? “Ici, c'est insulter quelqu'un que lui dire de quitter le douar”, répond tranchant le Patriote. Juste à quelques mètres de là, en bas de la route, toujours à Oudjellil, un groupe d'hommes se repose à l'ombre d'oliviers. Certains jouent aux dominos. Après les salutations d'usage, la discussion est engagée autour du prétendu exode de la population. “Il n'y a même pas 1% de la population qui a fui la région. Bien plus, depuis 1994 à ce jour pas plus de 6% des habitants de ces contrées sont partis d'ici”, affirme catégorique un jeune. “Vous voyez notre situation. Nous n'avons rien : ni route, ni eau, ni école… Mais malgré tout, on ne bougera pas d'ici”, s'exclame un autre. “Alayha nahya oua alayha namout (pour elle nous vivons et pour elle nous mourrons)”, renchérit malicieusement un troisième. “C'est vrai qu'en 1994 j'ai quitté mon foyer que j'avais regagné 3 mois après. J'avais vécu alors 21 mois dehors. Mais je suis toujours là. Certainement que j'aurais aimé habiter à Settara. Mais je n'ai pas les moyens”, confie un vieux tout en menaçant : “Mais s'ils nous font pas la route, on part.” Même discours chez les habitants de Tairaou. Ils reconnaissent avoir eu peur, mais ne sont pas prêts à quitter la terre de leurs aïeuls. “C'est vrai que les habitants ont eu peur, surtout les femmes et les enfants. Mais seulement deux familles de chnabet (gardes communaux) sont parties d'ici. Où voulez-vous qu'on aille ?” lâche un vieux. Et d'ajouter : “Nous n'avons ni eau ni route. On se croirait encore en 1962. Il suffit que la pluie tombe pour qu'on soit bloqué ici. Il n'y a même pas de pont. Le logement ne fait pas fuir. L'eau, si.” “Nous avons résisté pendant dix ans au terrorisme et on part maintenant ? Non. Nous tenons toujours le cap. Ici les familles sont toutes armées. Mais nous demandons aux autorités de nous donner 30 autres armes pour des jeunes ayant passé leur service national”, soutient pour sa part Abdellah, le chef du groupe des Patriotes de Tairaou. “Le terrorisme n'a pas pu s'implanter ici car il n'y a pas de complicité. Pas un seul d'entre nous n'a rejoint la montagne. Ceux qui l'ont fait, c'est pour combattre ces hordes sauvages. On ne leur cédera pas, mais les autorités doivent prendre en charge nos doléances”, ajoute-t-il. Tout manque, tout est à faire Et comme doléances toute une panoplie de commodités les plus prosaïques à offrir à une population qui souffre le martyre. Car tout est à faire à Tairaou. “On ne nous connaît que pendant les élections pour nous faire des promesses qui ne sont jamais tenues. Cette région a voté 100% pour Bouteflika. En retour, rien”, s'indigne un citoyen. D'abord l'eau potable. Certains doivent faire quelque 3 km pour se la procurer. Vu le manque de cette denrée, on s'est imposé, à Tairaou, un système de rationnement : 5 litres d'eau pour chaque famille quotidiennement. Interpellé sur la question, le président de l'APC a argué l'inexistence de source à Tairaou. Une étude semble avoir été faite dans ce sens. “C'est un forage qu'il faut ici. Mais l'Etat ne peut accorder un projet qui coûterait plus d'une dizaine de milliards de centimes pour une population ne dépassant pas 600 habitants.” Autrement dit, ces administrés sont condamnés à vivre dans la soif. Mais jusqu'à quand ? “Le logement ne fait pas fuir, mais l'eau si.” Les autorités locales ont intérêt à méditer cette phrase d'un vieux de Tairaou qui sonne très juste. Il y a aussi la route. Plutôt la piste qui est à la limite du praticable. C'était en 1988 qu'on l'a recouverte d'un tuf, et à ce jour elle n'est pas bitumée. Comme moyens de transport, 2 camionnettes 404 bâchées. “Ce sont nos Boeing”, plaisante un jeune d'Oudjellil. Et ça coûte vraiment cher. Pour aller à Bordj Ali, il faut payer 30 DA la place. “Chez nous quand quelqu'un prend sa femme chez un médecin, il lui recommande de ne pas lui prescrire des injections. Car il est dans l'obligation de se déplacer chaque jour vers Béni S'bih ou Bordj Ali. Ce qui coûte les yeux de la tête”, souligne un habitant d'Oudjellil. Car les habitants sont très pauvres. Ils ne vivent que de l'huile d'olive et de l'élevage d'ovins. Mais le plus grand problème, c'est hiver avec les crues des oueds. Les habitants restent bloqués des jours durant à l'intérieur de leurs masures. Pour aller à la seule école du douar, les enfants de Feqraâ, d'Oudjellil et de Dar El-Oued sont obligés de faire plusieurs kilomètres à pied. Une école où il n'y a même pas de cantine scolaire à cause du problème d'eau ! “Plusieurs fois j'étais dans l'obligation de renvoyer les enfants chez eux. Ils arrivent à l'école tous mouillés. En les retenant dans cet état, ils risquent fort de tomber malades. On ne peut même pas leur servir quelque chose de chaud pour qu'ils reprennent des forces”, déplore le directeur de l'école. Le maire a promis aux habitants d'Oudjellil de construire un dalot pour pallier à l'obstruction de la piste par temps de pluie. Et pourquoi pas une école à Oudjellil ou à Feqraâ ? “Il y a des normes techniques qu'il faut respecter. On ne construit pas des écoles à tout-va”, rétorque le maire. Passons sur l'absence de salle de soins, de commerce ou de café maure. Pour une chose ou une autre, les habitants de Tairaou ont leur “Petit Paris”, Bordj Ali, où ils se rendent quotidiennement. “C'était toujours ainsi depuis longtemps. Quotidiennement ils descendent le matin ici à Bordj Ali pour ne remonter vers leur hameau que le soir venu”, fera remarquer un élu de Settara rencontré à Bordj Ali. Un douar au passé historique glorieux Mais si ces damnés sont presque privés de tout et n'ont pas goûté aux fruits de l'indépendance de leur pays, il leur reste quand même quelque chose de très précieux qu'ils vénèrent comme une relique : le passé glorieux de leur région qui était l'antre des moudjahidine. Plus d'une trentaine des leurs étaient tombés au champ d'honneur. Pas moins de 5 avions de l'armée coloniale étaient abattus. Mieux encore, les principaux responsables de la wilaya II, Zighout Youcef, Lakhdar Bentobal, Ali Kafi, Salah Boubnider avaient eu à séjourner dans le maquis de Tairaou. Selon le maire, c'est là où le point sur les événements du 20 Août 1955 avait été fait. Et c'est là aussi que devait se tenir le congrès de la Révolution algérienne avant que le choix ne soit porté sur Ifri. Certes, ce passé glorieux n'atténue en rien la dureté de la vie quotidienne, mais il inculque un tel sentiment de fierté qui permet de garder toujours la tête haute, et bien haute que les habitants ne se ploient pas même devant les hordes terroristes de Kaâkaâ. A. C.