-Vous avez reconnu que la chaîne avait fait des erreurs tout en accusant des parties, sans les nommer, d'en être responsables. Pouvez-vous nous en dire plus ? Grâce à ses journalistes et à un groupe de jeunes spécialisés dans les nouveaux médias, la chaîne a pu développer des moyens lui permettant de vérifier l'authenticité de l'information, de la photo ou de la vidéo et son contexte. Je dirais, en étant précis, que 99,99% des informations que la chaîne publie sont vraies et précises. Nous avons invité vainement nos détracteurs à apporter des preuves de cette désinformation dont nous étions accusés. Ces accusations ne sont que des rumeurs lancées par des régimes qui vivent un moment critique et qui ne savent pas comment y faire face. Ils accusent alors les médias, et à leur tête Al Jazeera, de falsifier la vérité. Cependant, nous ne prétendons pas à la perfection. Les erreurs auxquelles j'ai fait allusion sont rares. Ce sont tout simplement les moukhabarate des régimes en question et leurs alliés qui en sont à l'origine. Ces derniers ont appelé la chaîne et prétendu détenir des informations. Ils s'y sont tellement bien pris qu'ils nous ont induits en erreur, mais à chaque fois qu'une information s'est avérée fausse, nous l'avons rectifiée. L'erreur la plus célèbre est l'information relatant des bombardements à Tripoli durant le premier mois des manifestations. Elle est erronée. Nous avons reçu plusieurs appels de Tripoli de personnes en pleurs parlant de bombardements aériens. D'autres appels de Libyens, expatriés à Londres, viennent confirmer ces témoignages. Comme ils étaient nombreux, concordants et de sources différentes, l'information a été rapportée, mais au conditionnel. Ce n'est qu'une fois l'information publiée que nous avons douté de sa véracité. D'autres appels, douteux cette fois-ci, nous étaient alors parvenus. Cette erreur a été instrumentalisée par les télévisions libyenne, yéménite et syrienne pour décrédibiliser Al Jazeera, alors qu'elle n'est que le travail des moukhabarate libyennes. D'ailleurs, Moussa Ibrahim, qui était en charge de l'information, avait déclaré posséder «un doctorat en désinformation». On pourrait parler d'un autre exemple : celui du Yémen. Nous avons quelqu'un de fiable sur place. Nous l'avions contacté par téléphone et informé de l'heure à laquelle il passerait à l'antenne afin d'avoir en direct son témoignage et son analyse. Son téléphone étant sur écoute, sa ligne a été piratée. En l'appelant à l'heure convenue, c'est une personnalité dont je ne citerai pas le nom car très connue, qui nous a répondu. Le témoignage qui passait sur la chaîne était donc faux. Nous avions eu des doutes. Puis cette même personne nous a contactés et a rendu cette «erreur» publique pour montrer que des erreurs étaient vite arrivées et porter ainsi atteinte à la crédibilité de notre travail. -Les répercussions de cette «erreur» sont graves. Al Qaradawi a émis une fatwa exhortant toute personne qui le peut à tuer El Gueddafi parce qu'il bombardait son peuple… Ce n'est pas là la raison qui l'a poussé à tenir ces propos dont il est le seul responsable, car il s'est exprimé à titre personnel. Il y avait d'autres crimes avérés. -Mais il fait partie de la famille d'Al Jazeera… La chaîne n'a jamais rediffusé ce message, car elle ne partage pas cette position et refuse tout appel à la violence. Nos invités ont par la suite été avertis. Si leur discours comportait ce qui paraissait être un appel à la violence, nous étions dans l'obligation de les interrompre. Et puis, quand une personnalité aussi importante qu'Al Qaradawi s'exprime en direct, il est difficile pour nous de la contrôler. -La résolution 1970 de l'ONU, qui a permis une intervention militaire en Libye, avait pour principal objectif de créer une zone d'exclusion aérienne afin de préserver les civils de ces prétendus bombardements… L'information concernant les bombardements a été démentie par la chaîne avant que la résolution ne soit votée. Il n'y a donc aucune relation entre cette information et le discours d'Al Qaradawi ou la résolution de l'ONU qui a été votée quand les forces d'El Gueddafi bombardaient les civils dans d'autres régions. Nous avions démenti les bombardements à Tripoli. -Certains sont allés jusqu'à accuser la chaîne de fabriquer ses propres vidéos des manifestants. L'ex-journaliste de la chaîne, Luna Chebel, a déclaré qu'Al Jazeera possédait ses chambres noires… Qu'elle nous montre elle-même où se trouvent ces fameuses chambres ! Les réunions de la rédaction sont ouvertes à tous les membres de l'équipe et les décisions sont prises en toute transparence. Il n'y a ni chambre noire ni chambre blanche. Personne n'a compris les motifs poussant cette consœur qui connaît bien Al Jazeera à tenir de tels propos. A moins qu'elle ait subi des pressions ou ait voulu satisfaire certains. Quant à l'accusation de fabriquer nos propres images, nous recevons en moyenne un millier de vidéos par jour venant de sources différentes. Nous n'avons donc pas besoin d'en inventer d'autres. Nous n'avons d'ailleurs jamais eu besoin d'en fabriquer, même lorsque nous n'en recevions pas autant. De plus, les différents journalistes présents sur place ont confirmé la véracité de nos images. -Quid du deux poids, deux mesures dans la couverture des révoltes arabes et le cas du Bahreïn qui n'aurait pas bénéficié d'une aussi bonne couverture que les autres révoltes? Al Jazeera a couvert peut-être plus qu'il n'en faut l'actualité du Bahreïn. Mais l'Iran et le Hezbollah, idéologiquement liés aux contestataires bahreïnis, nous ont accusés de négliger cette actualité, alors que nous lui avons donné l'importance qu'elle méritait. L'étendue des manifestations, la nature des revendications qui concernaient des réformes et non pas la chute du régime, ainsi que le poids géostratégique du pays sont inférieurs à ceux de l'Egypte, de la Syrie et de la Libye. Aussi, la contestation au Bahreïn a atteint le stade d'intifadha, mais pas celui de révolution pour qu'on la traite de la même manière que les autres. De plus, le Bahreïn avait fermé le bureau d'Al Jazeera un an et demi avant le début de la contestation, ce qui nous a empêchés de travailler comme nous l'avions fait en Egypte par exemple. Le pays est aussi très petit et la couverture de l'actualité par d'autres moyens y est plus difficile. Malgré cela, je crois que nous avons fait l'une des meilleures couvertures d'après les rapports du département du contrôle de la qualité, une chambre indépendante à la rédaction. Seules la télé arabe iranienne et El Manar (appartenant au Hezbollah, ndlr), à l'origine de cette accusation, ont donné plus d'importance à cette actualité que nous l'avions fait. Je regrette que cette critique ne soit pas d'ordre professionnel mais idéologique. -Y a-t-il un lien entre les positions très semblables de la chaîne et du Qatar, son principal financeur, vis-à-vis des différentes révoltes arabes ? Les autorités arabes qui souvent musellent les médias doivent comprendre la leçon donnée par le Qatar. Beaucoup ne comprennent pas que le Qatar puisse financer la chaîne sans lui imposer une ligne éditoriale précise. Mais si elle est devenue d'envergure internationale, c'est parce que les autorités lui ont garanti la liberté et l'indépendance nécessaires, en plus d'un financement. Al Jazeera n'est pas un outil aux mains des autorités qataries. D'ailleurs, nous présentions l'information relative à la Syrie d'une manière qui a gêné les autorités qataries compte tenu de leurs rapports avec les autorités syriennes, et souvent des pays ont mis fin à leur relation avec le Qatar à cause d'Al Jazeera, mais cela ne nous a pas empêchés de continuer notre travail. Le Qatar doit être félicité pour cette politique et non pas critiqué. -Comment expliquer que des changements à la tête du groupe et de la chaîne Al Jazeera aient lieu maintenant ? Est-ce réellement un moyen pour la chaîne de se repositionner ? Wadhah Khanfar a déclaré «avoir tout donné» pour expliquer sa démission. Quant à moi, j'étais directeur de publication de la chaîne et donc, le premier responsable du traitement de l'actualité arabe. Si ma nomination à la tête de la chaîne est censée être une réponse aux critiques, j'aurais dû être viré et non promu. Il s'agit plutôt de simples changements qui ont lieu tout le temps dans n'importe quelle entreprise et n'ont aucun lien avec notre travail sur le Printemps arabe.