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Le reclus de Sousse s'empare de Carthage
Moncef Marzouki. Nouveau président de la République tunisienne
Publié dans El Watan le 01 - 12 - 2011

«L'homme est un animal enfermé à l'extérieur de sa cage»
Paul Valery
Lorsqu'il est rentré en Tunisie après une longue absence, une marée humaine enthousiaste de ses partisans l'attendait à l'aéroport de Carthage. Une ambiance fébrile et un moment solennel lorsque l'infatigable militant des droits de l'homme et bête noire du régime déchu fit son apparition sur le tarmac. La ferveur était telle que Marzouki lui-même était surpris et ne s'attendait sans doute pas à cet accueil plus que chaleureux. Le point d'orgue sera atteint lorsqu'il fut carrément happé par la foule pour être porté comme un glorieux vainqueur de pugilat sur les épaules de ses fans.
La communion était totale. Marzouk a dû penser, en ces moments-là, aux luttes ininterrompues qu'il a menées en sa qualité de droit de l'hommiste déterminé jusqu'à l'entêtement, mais aussi aux blessures physiques et morales que lui a fait subir le régime innommable de Ben Ali. L'idée d'être à la tête de la République, au nom de laquelle il a été relégué et humilié, lui a-t-elle effleuré l'esprit en ces moments heureux ?
Toujours est-il que quelques semaines après, le voilà investi à la magistrature suprême de son pays. Il a réalisé son rêve. Il l'a fait parce qu'il ne savait pas que c'était impossible ! Les premières paroles iront au peuple et à sa jeunesse, artisans de cette métamorphose inouïe qui balaye d'un trait les méfaits dévastateurs des «républiques monarchiques» que Marzouki désigne avec dérision les «Djomloukiate». Nationaliste, Marzouki dit qu'il est viscéralement attaché à son pays. Dans ce registre, il est assurément dans son élément. Et comme le poète, il pourrait fredonner cet air :
«Je n'aurais jamais cru qu'on se rencontrerait/ Le hasard est curieux/ Il provoque les choses/ Et le destin pressé un instant prend la pause/ Non, je n'ai rien oublié !»
Parti en France où il exerce son métier en Alsace, Marzouki restera toujours à l'écoute de son pays, convaincu que le seul exil insupportable est d'être loin de ses convictions. Docteur en médecine de l'université de Strasbourg en 1973, ancien interne des hôpitaux et assistant à la faculté de médecine de Strasbourg, il est spécialiste en médecine interne, neurologie et santé publique. De 1981 à 2000, il est professeur en médecine communautaire à l'université de Sousse en Tunisie.
Les droits de l'homme, une obsession
Il débute son engagement en faveur des droits de l'homme en 1980 en entrant à la Ligue tunisienne des droits de l'homme (LTDH). En 1985, il est élu par le troisième congrès comme membre de son comité directeur, puis, en 1987, désigné au poste de vice-président chargé de l'éducation du public et de la formation des militants. En 1989, il est élu à l'unanimité comme président de la LTDH. Toutefois, le 14 juin 1992, l'organisation est dissoute suite à son opposition à une nouvelle loi sur les associations. Marzouki constitue alors en 1993 le Comité national pour la défense des prisonniers d'opinion qui est déclaré illégal.
La LTDH est finalement légalisée à nouveau en mars 1993, mais face aux pressions diverses, Marzouki annonce, lors du congrès tenu en février 1994, sa décision de ne plus briguer aucune fonction au sein de l'organisation. Il décide de présenter sa candidature à l'élection présidentielle du 20 mars 1994, mais ne parvient pas à réunir le nombre nécessaire de signatures requises afin de participer à l'élection et sera plus tard emprisonné et interdit de passeport. De 1989 à 1997, il est également membre du comité directeur de l'organisation arabe des droits de l'homme basée au Caire et membre actif de la section tunisienne d'Amnesty International. Il est désigné président de la commission arabe des droits de l'homme entre 1996 et 2000 et porte-parole du conseil national pour les libertés en Tunisie, poste qu'il occupe du 10 décembre 1998 au 16 février 2001.
Notre confrère Fayçal Métaoui avait rencontré Marzouki. Il nous décrit dans quelles circonstances, en dévoilant le climat de terreur qui régnait en Tunisie avant la révolution du jasmin. «En 2000, la Ligue tunisienne des droits de l'homme (LTDH), dirigée par l'avocat courageux Mokhtar Trifi, était mise sous pression par la dictature de Zine Al Abidine Ben Ali. Les animateurs de cette ligue, qui ont refusé la mise au pas imposée par le régime, étaient traduits en justice. Les procès, qui étaient de véritables simulacres de justice, étaient devenus nombreux. Pour assister à l'un de ces jugements, je me suis déplacé en Tunisie en compagnie de mon collègue et ami d'El Khabar, Slimane Hamiche.
L'avocat algérien, Boudjemaâ Ghechir, président de la Ligue algérienne des droits de l'homme (LADH), était aussi du voyage. Il devait plaider en faveur des responsables de la LTDH en vertu des conventions judiciaires liant les deux pays. En dépit de cela, le juge a refusé la présence au prétoire de l'avocat algérien. Cela devait susciter une controverse dans une salle d'audience remplie comme un œuf. Le lendemain, Slimane Hamiche et moi-même avions décidé de nous déplacer par train à Sousse pour rencontrer l'opposant, ex-président de la Ligue arabe des droits de l'homme, Moncef Marzouki. Dans le train, confortable et agréable, nous avons constaté que nous étions filés. Des policiers en civil étaient assis en face nous. Ils ne faisaient rien pour être discrets.
Arrivés à Sousse, nous devions prendre un taxi vers la Marina d'El Kantaoui, à 10 km de la ville. Moncef Marzouki nous avait donné rendez-vous dans un café. ‘‘Je ne peux pas vous recevoir chez moi. Ils vont débarquer et m'accuser d'intelligence avec des puissances étrangères. Je préfère discuter avec vous dans un endroit ouvert'', nous a-t-il expliqué.
Un authentique opposant
Autour d'un jus d'orange pressé, nous devions discuter et réaliser une interview pendant plus d'une heure sur la situation politique de la Tunisie. Les policiers en civil, lunettes noires et costumes gris, ne cessaient de faire le va-et-vient devant le café. ‘‘Ne faites pas attention à eux, c'est une habitude'', prévenait l'opposant tunisien. Moncef Marzouki, qui avait fondé avec d'autres militants démocrates tunisiens le Conseil national des libertés en Tunisie (CNLT), était mis sous une étroite surveillance, lui et sa famille. Médecin, il avait été empêché d'exercer et d'enseigner à l'université. Le régime de Ben Ali pratiquait la politique de ‘‘l'appauvrissement'' des opposants. Mais, Marzouki et ses compagnons luttaient avec courage et détermination contre cette politique en actionnant les ressorts de la solidarité.
Après un déjeuner dans un restaurant du coin, durant lequel l'opposant nous expliquait dans le détail tous les malheurs que les agents de Ben Ali-Trabelsi (du nom de Leïla Trabelsi, seconde épouse du dictateur) faisaient endurer à l'opposition. Nous devions reprendre un taxi vers la gare ferroviaire de Sousse pour rejoindre Tunis. A ce moment, une dizaine d'hommes en civil s'étaient approchés de nous. ‘‘Suivez-nous'', ordonnaient-ils. Nous avions refusé en demandant à ces individus de décliner leur identité. L'un d'eux nous a exhibé une carte de couleur rouge sur laquelle était écrit ‘‘Al amn el kawmi'' (Sûreté nationale). Après présentation de nos passeports, les questions fusaient : ‘‘Comment êtes-vous entrés en Tunisie ?'', ‘‘Qu'est-ce que vous êtes venus faire en Tunisie ?'', ‘‘Dans quel hôtel vous logez ?'', ‘‘Qui avez-vous rencontré ?'', ‘‘Quand partez- vous ?''… Après trois ou quatre coups de téléphone, les policiers changeaient d'attitude en se rendant compte de notre qualité de journalistes algériens.
Devenus soudainement aimables, ils nous souhaitaient… ‘‘la bienvenue en Tunisie''. A Tunis, la filature policière était devenue plus dense et plus présente… jusqu'à la salle d'embarquement de l'aéroport Tunis-Carthage… Marzouki préside depuis le 25 juillet 2001 le congrès pour la République, parti qu'il a fondé et qui n'est pas reconnu par les autorités tunisiennes avant la révolution tunisienne. Le 17 janvier 2011, Marzouki annonce sa candidature à la présidentielle et rentre de son exil le lendemain. Le 8 mars, la légalisation de son parti est annoncée.
Lors de l'élection de l'assemblée constituante du 23 octobre 2001, premières élections libres organisées depuis l'indépendance, son parti obtient la seconde place en nombre de sièges derrière le parti islamiste Ennahdha. Lui-même est élu dans la circonscription de Nabeul. Ecrivain bilingue, il a publié seize livres en arabe et quatre en français, traitant de médecine communautaire, d'éthique médicale, des droits de l'homme et du problème de la démocratisation dans les pays arabo-musulmans, parmi lesquels figure Dictateurs en sursis. Une voie démocratique pour le monde arabe publié aux éditions de l'Ateliers à Paris en 2009. Depuis l'avènement de la révolution du jasmin, la chronique tunisoise bruisse de rumeurs où l'on décortique l'histoire avec un humour parfois féroce.
Une autre ère s'ouvre
Les Tunisiens ? «Ils ont d'abord été dirigés par un grand cerveau malade, puis par une petite cervelle névropathe, c'est sans doute pourquoi, dans leur grande sagesse, après des décennies de migraines, les Tunisiens ont choisi de désigner à la tête du pays un neurologue», car Marzouki, professeur de médecine, va devoir ausculter son peuple. «Le personnage, commente-t-on, est à l'image de ses lunettes immenses et carrées. Posture élancée, col ouvert sans cravate, le président Moncef, fils de Mohamed El Bedoui Marzouki, est un authentique bédouin têtu et sans concession. Noblesse qu'il n'a jamais cherché à travestir, il ne pratique pas la langue de bois. A cause des souffrances et humiliations qu'il a lui même subies, il jouit d'un grand respect de la part du peuple tunisiens».
Il se définit comme un nationaliste progressiste qui ne mésestime pas le poids de ses racines. Il s'en expliquait il y a quelques semaines. «J'ai deux techniques pour rester positif psychologiquement. La première, c'est que je me dis que le temps géologique n'est pas le temps des civilisations, que le temps des civilisations n'est pas celui des régimes politiques, et que le temps des régimes n'est pas celui des hommes. Il faut l'accepter. Si je m'engage dans le projet de transformer la Tunisie, vieille de quinze siècles, je ne vais pas la transformer en vingt ans. Je dois donc accepter les échéances de long terme. Et à partir de là, je ne me décourage pas.» «Et l'autre technique vient du fait que je suis un homme du Sud. Je viens du désert et j'ai vu mon grand-père semer dans le désert. Je ne sais pas si vous savez ce que c'est que de semer dans le désert. C'est semer sur une terre aride et ensuite vous attendez. Et si la pluie tombe, vous faites la récolte. Je ne sais pas si vous avez déjà vu le désert après la pluie, c'est comme la Bretagne !
Un jour, vous marchez sur une terre complètement brûlée, ensuite il pleut à peine, et ce qui s'en suit, vous vous demandez comment cela a pu se produire : vous avez des fleurs, de la verdure… tout simplement parce que les graines étaient déjà là… Cette image m'a vraiment marqué quand j'étais enfant. Et, par conséquent, il faut semer ! Même dans le désert, il faut semer !» Il y a quelques jours, Marzouki affirmait que les relations algéro-tunisiennes «seront bien meilleures sous la deuxième République. Les Algériens seront considérés comme leurs frères tunisiens. Fini les vexations et le comportement inadmissible des sbires de l'ancien régime.»
Et d'énumérer les problèmes en suspens entre les deux pays : «Je suis prêt avec la nouvelle équipe à aplanir tous les problèmes créés par Ben Ali et consorts, notamment au plan humanitaire. On sait que bon nombre de prisonniers algériens sont détenus dans les geôles tunisiennes depuis des années, souvent sans procès. Nous veillerons à étudier cette question le plus rapidement possible, de même que solliciterons un dispositif judiciaire afin de mettre à plat toutes les questions bilatérales liées aux familles, à la résidence, à l'héritage, au foncier…»
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