Un témoignage inédit de Moncef Marzouki : «Même dans le désert, il faut semer» Par François Gèze, Mediapart, 19 janvier 2011 Comme beaucoup de celles et ceux qui suivent de longue date l'actualité tunisienne, j'avoue que j'ai été surpris par la puissance de la révolte populaire qui a conduit à la fuite sans gloire de Ben Ali. Echangeant à ce sujet avec une amie journaliste qui vit à Londres, Naima Bouteldja, celle-ci m'a signalé ses superbes photos de la manifestation du 15 janvier dernier à Paris, accompagnées des propos du docteur Moncef Marzouki, l'une des grandes figures de l'opposition en exil, qu'elle avait recueillis en mai 2010 à Paris, dans le cadre d'une recherche pour l'université d'Exeter sur les mouvements islamistes en Afrique du Nord. Interloquée par son énergie, elle lui avait demandé ce qui lui permettait de rester si positif alors que le tableau de la situation politique en Tunisie qu'il dressait apparaissait si sombre… La réponse de Moncef Marzouki, que je reproduis ci-après, est à mes yeux admirable. Elle est une clé qui permet de comprendre comment l'obstination et le courage des amis tunisiens engagés de si longue date dans la lutte pour les droits de l'homme, totalement minoritaires, ont joué un rôle décisif dans l'embrasement de décembre en Tunisie : ce sont leurs « graines semées dans le désert » qui ont soudain germé lors d'une « pluie » inattendue, celle de l'implosion des contradictions internes d'une dictature pourrie de l'intérieur par la corruption et le mépris du peuple. Ce témoignage inédit de l'opposant Moncef Marzouki a une portée universelle. Il est un formidable encouragement à toutes celles et tous ceux qui, partout dans le monde, se battent depuis des années contre l'oppression. Et dans l'indifférence générale des médias dominants, si spontanément accommodants avec tous les « garants de l'ordre ». Des militants comme lui, ils sont beaucoup plus nombreux que l'on croit. Et leur combat n'est pas vain, contrairement au sentiment de découragement que peut trop souvent induire l'échec apparent de ceux qui luttent contre les dictatures apparemment inamovibles, car soutenues par les « puissants du monde ». Je pense bien sûr d'abord à celles qui ont vérifié avant l'heure l'« axiome de Marzouki » : les mères, puis les grands-mères, de la place de Mai en Argentine, qui se sont mobilisées dans l'indifférence générale pendant près de trois décennies avant de voir fleurir les graines qu'elles avaient semées dans le désert – ce n'est qu'à partir des années 2000 qu'elles ont pu obtenir enfin le jugement des généraux criminels qui avaient enlevé et assassiné leurs enfants et petits-enfants. Je pense aussi aux mères de « disparus » algériens, victimes dans les années 1990 de la terrible « machine de mort » déchaînée contre leur peuple par les généraux d'Alger, et qui continuent aujourd'hui à se battre pour la vérité et la justice. C'est pourquoi, au-delà de l'émotion que nous avons été nombreux à éprouver le 15 janvier à l'annonce de la fuite de Ben Ali, au-delà de l'énervement amusé qu'a suscité chez moi le soudain enthousiasme démocratique de médias qui avaient soigneusement boycotté les divers livres dénonçant le régime tunisien publiés à La Découverte depuis une quinzaine d'années, il m'a paru essentiel de restituer ici les paroles de Marzouki (fruit d'une « rétrotraduction » de Naima, qui avait immédiatement traduit en anglais, sa langue de travail, son interview – qu'il nous excuse par avance des approximations qui peuvent en résulter). Moncef Marzouki, mai 2010.- « J'ai deux techniques pour rester positif psychologiquement. La première, c'est que je me dis que le temps géologique n'est pas le temps des civilisations, que le temps des civilisations n'est pas celui des régimes politiques et que le temps des régimes n'est pas celui des hommes. Il faut l'accepter. Si je m'engage dans le projet de transformer la Tunisie, vieille de quinze siècles, je ne vais pas la transformer en vingt ans. Je dois donc accepter les échéances de long terme. Et à partir de là, je ne me décourage pas, parce que mon horizon, ce n'est pas les six prochains mois ou la prochaine élection présidentielle : c'est celui des cent prochaines années – que je ne verrai pas, c'est évident. « Et l'autre technique vient du fait que je suis un homme du Sud. Je viens du désert et j'ai vu mon grand-père semer dans le désert. Je ne sais pas si vous savez ce que c'est que de semer dans le désert. C'est semer sur une terre aride et ensuite vous attendez. Et si la pluie tombe, vous faites la récolte. Je ne sais pas si vous avez déjà vu le désert après la pluie, c'est comme la Bretagne ! Un jour, vous marchez sur une terre complètement brûlée, ensuite il pleut à peine et ce qui s'en suit, vous vous demandez comment cela a pu se produire : vous avez des fleurs, de la verdure… Tout simplement parce que les graines étaient déjà là… Cette image m'a vraiment marqué quand j'étais enfant. Et, par conséquent, il faut semer ! Même dans le désert, il faut semer ! « Et c'est de cette façon que je vois mon travail. Je sème et s'il pleut demain, c'est bien, sinon au moins les graines sont là, car que va-t-il se passer si je ne sème pas ? Sur quoi la pluie va-t-elle tomber ? Qu'est-ce qui va pousser : des pierres ? C'est l'attitude que j'adopte : semeur dans le désert… »