Mercredi dernier, des dizaines de milliers de Tchèques ont accompagné la procession mortuaire de Vaclav Havel, l'ancien président tchèque au Château de Prague où les funérailles officielles ont eu lieu hier, en présence de nombreuses personnalités politiques ou culturelles du monde. Tout au long du parcours, dans un silence entrecoupé d'applaudissements, l'émotion des Tchèques était visible à la vue du cercueil recouvert de l'emblème national et posé sur un affût de canon tracté par six chevaux noirs, le même qui avait porté la dépouille du premier président tchécoslovaque en 1937. Son rival politique, Vaclav Klaus, avec lequel, disaient les Praguois, il ne partageait que le prénom, a eu des mots à la hauteur de l'événement : «La vie de Vaclav Havel reflète une grande partie du XXe siècle, si dur et complexe : la guerre, la prise du pouvoir par les communistes, le dégel des années 60, la chute du communisme et l'édification de la nouvelle démocratie, la partition de l'Etat et son intégration dans les structures européennes et mondiales», le qualifiant de «partisan convaincu des valeurs d'humanité, de démocratie et des droits de l'Homme, qui se révoltait contre le non-respect de ces valeurs dans les pays qui vivent sous un régime dictatorial». L'émotion a gagné aussi la Slovaquie dont Vaclav Havel fut aussi le président avant sa séparation de la Tchéquie, où un deuil national a été décrété hier. Une pétition a été signée par des dizaines de milliers de personne pour que l'aéroport soit baptisé au nom du défunt. L'hommage ne pouvait pas ignorer l'art. Un grand concert de musique a été donné en soirée à Prague, sur l'esplanade du Palais Lucerna, construit au début du XXe siècle par le grand-père de Vaclav Havel qui était architecte et entrepreneur. Sur la scène, de nombreux musiciens tchèques, et surtout le groupe Mythique «Plastic People of the Univers» dont le rock contestataire avait conduit à l'arrestation, en 1976, de ses membres par le pouvoir communiste et à une campagne pour leur libération, menée par Vaclav Havel. Mais, de tous les hommages qui lui ont été rendus, le plus fort est sans doute celui de son compatriote, le grand romancier Milan Kundera, qui affirmait : «La vie de Vaclav Havel ressemble vraiment à une œuvre d'art». Ce pourrait être en effet une épopée moderne, celle d'un homme sur le front de l'art et de la politique, devenu le leader et une des figures emblématiques de ce que l'on a nommé la Révolution de Velours en 1989, parce qu'elle s'était déroulée sans grands dégâts ni pertes humaines. Mais le velours, c'est aussi celui de sa naissance, le 5 octobre 1936, dans une grande famille bourgeoise de Prague qui possédait des studios de cinémas et des dizaines d'immeubles dans la capitale. Après une riche enfance, le velours s'effiloche. Le pays est libéré des nazis par l'Armée Rouge. Un régime communiste s'installe. Comme tous les bourgeois, la famille Havel est expropriée. Les parents de Vaclav se retrouvent ouvriers dans leur propre usine. Lui, taxé d'ennemi de classe (alors qu'il refusait les privilèges de classe), est interdit d'accès à l'université où il voulait étudier la littérature et le cinéma. Pendant quatre ans, il est apprenti dans un laboratoire de chimie et suit des cours du soir pour un diplôme d'économie. A 19 ans, il commence à écrire des nouvelles et des articles. Il effectue son service militaire. Il travaille parallèlement dans une brasserie industrielle, en tant que manœuvre, et au théâtre en tant que machiniste, éclairagiste, accessoiriste... Il rencontre sa première épouse, Olga, comédienne. Il écrit sa première pièce, La Fête en plein air (1963) qui est jouée et révèle déjà la thématique de liberté chère à son auteur. La conjoncture est favorable puisque se préparent, au sein-même du Parti communiste tchécoslovaque, des réformes qui visent à introduire des ouvertures dans la société et suscitent de grands espoirs. Mais, en 1968, les Tchécoslovaques veulent aller plus loin. C'est le Printemps de Prague qui sera écrasé par les chars de l'Union Soviétique. Vaclav Havel s'engage encore plus dans des associations dissidentes, comme le Cercle des écrivains indépendants. Il écrit d'autres pièces qui sont toutes censurées. A cette période, il est obligé de travailler comme garçon de café, et les clients qui lui versent un pourboire sont loin de douter qu'ils ont affaire au futur président de la République ! Sa mobilisation politique s'intensifie. Il écrit une lettre ouverte au Président, où il dénonce la répression qui accompagne la «normalisation». Il rédige des articles, des pamphlets, des analyses et, surtout, il devient en 1977 l'un des fondateurs et le porte-parole de la Charte 77, organisation de défense des droits de l'homme qui s'impose comme une référence dans la société. Il ira par trois fois en prison pour un total de cinq années où, d'ailleurs, il écopera des maladies pulmonaires qui l'ont finalement terrassé. C'est dans une cellule qu'il rédigera en 1978 son fameux essai, Le Pouvoir des sans-pouvoir, une dissection implacable du système soviétique. En 1989, celui-ci commence à s'effondrer avec le symbole fort du Mur de Berlin. La Révolution de Velours éclate et Vaclav Havel se retrouve aux premiers rangs. Il devient le leader du Forum Civique qui fédère de nombreuses associations et mouvements dissidents. Et, de fil en aiguille, dans ce velours, il est élu par l'Assemblée, encore à majorité communiste, comme intérimaire du Président qui vient de démissionner. Il hésite, pensant à sa carrière au théâtre. On le rassure en lui disant que cette charge ne durera que quarante jours. «Finalement, dira l'intéressé, l'intérim aura duré treize ans ! » Il deviendra ainsi un des rares intellectuels ou artistes de l'histoire à occuper les plus hautes fonctions de son pays : de 1990 à 1992, où il démissionne pour marquer son opposition à la partition de l'Etat fédéral tchécoslovaque, et de 1993 à 2003 (deux mandats) en tant que président de la Tchéquie. Mais le capital de sympathie que lui donnait son statut de militant des droits de l'homme, d'intellectuel et de dramaturge s'érode avec son adhésion tardive mais forte à la realpolitik. A la fin de son troisième mandat, il soutient la guerre en Irak, en signant avec d'autres dirigeants européens (Aznar, Berlusconi, Blair, etc.) la «lettre des huit» parue en 2003 dans le Wall Street Journal. En 2008, alors qu'il n'est plus Président, et à contre-courant de l'opinion tchèque dominante, il se fait le défenseur acharné du bouclier antimissile des USA en territoire tchèque. En revanche, il devient de plus en plus critique à l'égard du capitalisme financier. Au plan intérieur, l'opinion populaire lui reproche d'avoir récupéré une grande partie du patrimoine immobilier de sa famille confisqué par le socialisme d'après-guerre. Mais son aura demeure globalement intacte dans la société tchèque ainsi que dans le monde. Ses errements politiciens ne pèsent pas aux yeux de l'opinion accrochée au velours de la révolution et au velours des rideaux de théâtre. Car, derrière le Président, il reste le dramaturge déjà connu dans le monde bien avant son action politique et ses fonctions officielles. C'est là le privilège posthume des artistes sur les politiciens : leurs œuvres demeurent. Vaclav Havel est l'auteur d'une quinzaine de pièces de théâtre. Sa production limitée, du fait de ses autres occupations (ce dont il se plaignait toujours), se caractérise cependant par une qualité que lui reconnaissent autant les critiques que les professionnels du quatrième art. Il a écrit des pièces remarquables qui toutes ont été éditées et plusieurs traduites dans d'autres langues. Présentes encore dans les répertoires de compagnies de théâtres dans le monde, on peut citer parmi elles : Le Rapport dont vous êtes l'objet (1965), La Grande roue (1974), L'Audience (1975), Vernissage (1975), L'Hôtel des cimes (1976), Pétition (1978), Largo Desolado (1984), Tentations (1984), etc. En 2007, soit quatre ans après son dernier mandat, il publie une pièce, intitulée Partir, qui traite de l'abandon du pouvoir et qui devrait être programmée en animation dans tous les sommets de chefs d'Etat. Son théâtre a d'abord été marqué par l'œuvre de Frantz Kafka, et le théâtre de l'absurde d'Eugène Ionesco. Ses premières pièces transpirent d'une ambiance lourde, à la limite de la déraison, pour souligner sans doute le poids insupportable du stalinisme sur l'individu. Par la suite, son univers dramaturgique évolue, laissant plus de place à l'imaginaire sans délaisser le fond réaliste. Mais, toujours, comme une marque de fabrique, règnent l'ironie et la dérision, un peu comme chez son compatriote Milan Kundera. Il est aussi l'auteur de nombreux essais aux titres révélateurs : Tentative de vivre dans la vérité (1980), Pour l'identité humaine (1984), Il est permis d'espérer (1997), L'Angoisse de la liberté (1998), Pour une politique postmoderne (2003), L'amour et la vérité doivent triompher de la haine et du mensonge (2007), pour ne citer que ceux-là. Sa biographie est truffée de prix et de récompenses qui ont égrené sa vie et son œuvre. Grand amoureux des belles lettres, de la musique, de la peinture et de tous les arts, il était notamment un féru de musique rock et il a entretenu avec le grand musicien américain Frank Zappa une amitié et une complicité peu ordinaires. Le cinéma le passionnait aussi, lui qui descendait des premiers producteurs de la Tchécoslovaquie. Ainsi, quelques mois avant sa mort, en dépit de son état médical tragique, il a réussi à réaliser son premier et dernier film, au titre éloquent : Sur le départ. C'était peut-être son dernier rêve avant de regagner le velours qui capitonne son cercueil.