Après le vote par l'Assemblée nationale française d'une loi visant à pénaliser la négation des génocides, la réaction turque, vis-à-vis de la France, est montée d'un cran. Pour y voir plus clair, nous avons demandé à Ali Kemal Dogan, doctorant à l'Ehess Sorbonne de nous aider à comprendre la situation. - Pourquoi la réaction turque vis-à-vis de la décision française de voter une loi sur les génocides a-t-elle été si radicale ? Près de 22 Parlements de divers pays ont reconnu le génocide arménien. Parmi ces derniers, le Parlement suisse a voté une loi similaire à celle adoptée par la France le 22 décembre 2011, ce qui a suscité de vives réactions qu'on pourrait qualifier d'«émotionnelles», qui ont cependant eu une très courte durée et peu de conséquences à long terme. Le principal allié de la Turquie sur le sujet est, malgré des turbulences, Israël, pour qui la Turquie représente le seul soutien au Moyen-Orient. Ainsi, le lobby juif aux Etats-Unis bloque, pour le moment, le vote d'une loi sur le génocide par le Congrès américain et même par Israël. Mais le risque de perdre ce soutien existe. En particulier la reconnaissance du génocide par les Etats-Unis est souhaitée par la diaspora arménienne d'ici son centenaire en 2015, ce qui peut avoir un effet boule de neige dans le monde et isoler la position turque sur le sujet. - Est-ce que cela ne va pas affaiblir la position des Turcs, qui, depuis quelques années, tentent de mettre cette question du génocide dans le débat public ? Il y a un certain progrès en Turquie dans l'évocation du traumatisme des événements de 1915, et ce débat a gagné en force depuis l'assassinat, en 2007, de Hrant Dink, journaliste turc d'origine arménienne. A la fois, le monde académique (une pétition demandant pardon aux Arméniens pour la «grande catastrophe» et des conférences universitaires ont été organisées), mais aussi la société civile ont remis en question l'approche de cette période douloureuse. En même temps, le gouvernement turc a proposé de créer une commission internationale sur cette question et a promis, en 2005, d'ouvrir ses archives. Par ailleurs, des échanges diplomatiques ont été lancées entre l'Arménie et la Turquie en 2009, ce qui a permis d'établir un premier contact, même s'il n'y a pas eu de réalisations concrètes. Ce travail interne et ces ouvertures ont permis de parler d'événements jusqu'alors tabous et de faire évoluer doucement le regard sur ce qui s'est passé. Evidemment, ce travail interne sera long, mais ce qui est important, à mon avis, c'est que ce processus soit engagé. Par contre, les lois parlementaires ont non seulement durci la position gouvernementale turque, mais elles nourrissent aussi l'idée nationaliste que le Turc n'a pas d'autre ami que lui-même, ces lois étant perçues avec un sentiment fort d'injustice en Turquie. Ces lois ont donc tendance à freiner le processus d'évolution du débat interne turc. Ce même sentiment d'injustice avait aussi été perçu lors de l'acceptation seulement de la partie sud de Chypre dans l'Union européenne, alors que la Turquie participait activement au débat au sein des Nations unies pour résoudre d'abord cette question et que la partie nord turque de Chypre avait voté en faveur de la résolution de Kofi Annan. - Que pensez-vous de la position du gouvernement turc de renvoyer la France à son propre génocide en Algérie ? Je pense que dans cet argumentaire, nous ne sommes plus dans la négation du génocide. Il s'agit d'une contestation de la légitimité de la France : l'exemple de l'Algérie (ou de la Vendée après la révolution française, selon les Turcs) tente de montrer que la France n'est peut-être pas exemplaire dans ce domaine. Dans une certaine mesure, la réaction de la France renvoie aussi à un sentiment d'injustice. La position turque, qui affirme que la France a aussi fait des génocides, a sa propre problématique interne, une position qui exprime une certaine attitude décomplexée sur le sujet, voire une banalisation du terme génocide, à l'inverse de la négation. L'avenir nous dira si le Parlement turc adoptera aussi une loi qui fait aussi reconnaître le génocide de la France en Algérie. Pour l'instant, l'accusation de génocide est restée focalisée sur le cas des Arméniens dans le Parlement français, alors qu'il faut souligner que la loi qui a été votée réprime la «contestation des génocides reconnus par la loi». Au-delà du débat sur la liberté d'expression ou sur la qualification d'événements du passé qui appartient aux historiens, est-ce le rôle du Parlement français de rechercher et de reconnaître tous les génocides qui ont eu lieu dans le monde ? - Que reste-t-il aujourd'hui en Turquie comme souvenir de sa domination (ottomane) de l'Algérie et de l'invasion française de 1830 ? En ce qui concerne le souvenir de «Cezayir» en Turquie, nous pouvons dire que l'histoire officielle de la République turque a pris une certaine distance avec celle associée à l'empire ottoman, l'histoire de l'empire ou de l'ancien régime n'étant pas celle de la Turquie moderne, Etat-nation qui s'inspire, pour son destin, de la modernité occidentale. Par contre, la perte du territoire de l'Algérie ayant eu lieu dans la période du grand réformateur Sultan Mahmud II, n'a pu que renforcer l'idée de la nécessité des réformes, ce qui a conduit à une période longue de réformes militaires, politiques, sociales et économiques, une période de lutte des idées qui a conduit à la naissance de la République. Actuellement, sous le gouvernement de l'AKP — qui met en valeur considérablement le respect du souvenir de l'empire ottoman —, une tendance répandue dans les partis islamistes prône le renforcement des relations avec les pays musulmans, particulièrement ceux de l'ancien territoire ottoman. L'Algérie est donc perçue comme un partenaire privilégié partageant un héritage et une culture avec la Turquie. Par contre, le mot de «domination» ottomane ne serait pas particulièrement bien vu, car c'est le terme d'«administration ottomane de l'Algérie» qui est avancé. La terminologie pour évoquer les événements du passé reste donc un sujet sensible en Turquie, et assumer l'histoire de l'empire ottoman, son rôle dominateur, de manière objective n'est pas chose facile.