Un beau livre sur une belle tradition. Découverte garantie. Un jour, le peintre Mustapha Nedjaï reçut un mail de son confrère et ami, Denis Martinez, qui se terminait par ces quelques mots : «Il faut absolument que tu fasses un livre ! C'est trop important. Sinon je ne te parle plus. Amitiés». Martinez parlait des photographies qu'il avait vues lors d'une petite exposition dans le village de Maatqas, en Kabylie. Aujourd'hui, Nedjaï affirme que, de toutes les raisons qui l'ont conduit à écrire et réaliser ce livre, ce mail a joué un rôle important, agissant comme le déclencheur d'une envie latente. L'ouvrage voit enfin le jour aux éditions Dalimen, dix ans après les séjours qui l'ont motivé. Il paraît aujourd'hui même (voir encadré ci-dessous), sous le titre «Ayred»*. C'est une petite merveille éditoriale que l'on pourrait situer entre le livre d'art, l'album de photographie et l'essai. Plaisante à parcourir, étonnante à découvrir, elle met en valeur une tradition ancienne des Beni Snous de la région de Tlemcen, dépositaires et gardiens d'un patrimoine matériel et immatériel amazigh qui remonte aux temps les plus reculés. D'emblée, Mustapha Nedjaï tient à préciser les objectifs et ambitions de l'ouvrage. Il affirme ainsi, en guise de préface : «Ce livre n'a pas la prétention de soumettre au lecteur un travail pédagogique, ethnologique ou anthropologique. Il tente juste de faire connaître une survivance que nous avons eu le privilège de découvrir et de connaître à Khemis. Comme tout être sensible, je ne pouvais être indifférent à une telle beauté esthétique qui enveloppait cette extraordinaire fête. Sans préjugé ni parti pris, ce livre se veut un témoignage de notre présence à cette fête d'Ennayer en 1991 et 1992». Le lecteur prendra ces propos pour de la modestie car si le livre «fait connaître» une vieille et extraordinaire tradition, il donne à voir également son contexte historique, sociologique et culturel, faisant œuvre ainsi de plus de pédagogie qu'il n'y paraît. Pour la célébration de Ennayer, la région des Beni Snouss a conservé, presqu'intacte et vivante, une forme de fête immémoriale, foisonnant de rites, activités ludiques et expressions artistiques qui culminent avec le traditionnel carnaval organisé à cette occasion. La partie iconographique de l'ouvrage, généreuse avec ses photos en pleines pages, illustre bien cet événement populaire qui met en branle les populations de plusieurs villages et hameaux, provoquant une communion sans pareille. Les prises de vue des costumes et des masques, des processions et des haltes nous plongent dans la réalité et l'atmosphère de ce rituel avec la force d'un reportage en direct. Mais elles nous offrent de plus un panorama considérable sur la région, ses montagnes, ses villages, architectures et modes de vie qui nous aident à situer et comprendre Ayred. Mustapha Nedjaï a eu, en outre, l'intelligence et l'humilité de faire appel à plusieurs contributeurs dont les textes ouvrent de nombreuses pistes sur la dimension culturelle réelle de l'Algérie profonde. A cet effet, il précise encore : «Ce livre est aussi une réponse à ceux qui refusent une ou plusieurs parties de leur histoire, réduisant de la sorte l'histoire de ce grand pays à un passé très récent». Dans un texte passionnant sur Ayred, en tant que carnaval masqué ou ouaâda de Sidi Ahmed Snouss, le linguiste et homme de culture, Lakhdar Maougal, nous entraîne dans un voyage qui embrasse plusieurs civilisations et formes d'expressions, positionne les rites populaires dans leurs interactions avec les religions, souligne le rôle à la fois concret et symbolique des femmes et aborde la question de la théâtralité du carnaval, présent dans toutes les vieilles cultures. Il établit même une corrélation entre la survivance de cette fête chez les Beni Snouss et les mythes fondateurs présents dans l'œuvre de Kateb Yacine et notamment de Nedjma. Dans un texte commun à Nedjaï et Nordine et Liliane Hachemi (à laquelle est dédié l'ouvrage) et intitulé, en clin d'œil à Proust, A la recherche d'un patrimoine perdu, on apprend au passage que «Ayred» signifie «lion». Mais cette contribution met surtout en avant la notion de spectacle et les recherches effectuées par les auteurs dans leur volonté de récupérer des formes anciennes d'expression dans des projets contemporains. Deux autres textes de Nedjaï viennent décrire cette fête et s'interroger sur ses origines. Il y apporte quelques précisions sur le calendrier amazigh, à l'origine calendrier julien, dont la véritable date initiale serait le 14 janvier et non le 12, tel que répandu aujourd'hui. Il souligne également : «Ce qu'on appelle communément ‘‘carnaval'' évocateur de bombances et de paillardises que nous employons par analogie avec les fêtes en Europe, en Amérique et ailleurs sont des phénomènes plus récents par rapport à ces formes d'expressions antiques. Il s'agit plutôt de survivance d'essentielles formes carnavalesques, intercalées ou superposées, soit sur les fêtes païennes d'une autre portée, soit sur des fêtes officielles musulmanes». Ainsi, ces pratiques de carnaval ne sont pas seulement liées à Ennayer et aux Beni Snouss. Il apparaît, au contraire, qu'elles étaient répandues dans l'ensemble du Maghreb et, en Algérie, dans plusieurs autres régions. On découvre ainsi ces mascarades à Touggourt, Khenchela, Ouargla, Sidi Oqba, etc. Signalons enfin la contribution de l'artiste et journaliste Jaoudet Gassouma qui aborde la dimension para-théâtrale de «Ayred» et son insertion sur un registre d'expression populaire. L'ouvrage établit enfin des passerelles étonnantes avec les masques et voiles utilisés dans l'histoire de l'humanité, depuis ceux des pharaons jusqu'à ceux des supporters de l'équipe nationale de football, en passant par les masques des films de science-fiction. Découverte garantie, plaisir assuré.
Mustapha Nedjaï : «Ayred, Annayer chez les Beni-Snouss, Tlemcen ; aux origines du théâtre» Dalimen, Alger, 2012, 190 p.