Août 1961, vacances d'été. Mon mari nous avait accompagnés, moi et les enfants, chez mes parents à Miliana, pour y passer quelques jours, et, travail oblige, il repartit seul le lendemain à Mostaganem, où nous résidions à l'époque. Le lendemain de notre arrivée à Miliana, ma mère, Zahia Bouzar, reçut la visites de parents : Madame Barça et ses filles Malika, Atika et Hafida, qui étaient d'ardentes mounadhilate. Visite impromptue, quelque peu étrange. J'eus le pressentiment qu'elles étaient porteuses d'un important message. Nous étions en pleine guerre de libération, septième année de lutte acharnée. Après l'échange des formules traditionnelles, elles nous firent part du but de leur visite. J'avais raison. Miliana s'alignait sur d'autres villes du pays : une manifestation allait être organisée le lendemain matin. Elles comptaient sur nous pour y participer. Notre réaction, ma mère, ma sœur Zehor et moi-même ne se fit pas attendre, «Mais bien sûr !». Nous avons alors discuté de l'organisation de la manifestation. Les femmes devaient se réunir d'abord dans la koubba de Sidi Ahmed Benyoucef, ensuite quitter la koubba à neuf heures pour se rassembler dans la cour intérieure du mausolée, puis au signal donné par des youyous, quitter l'enceinte du mausolée par l'escalier reliant la rue adjacente et se diriger vers la rue Fleurus pour déboucher dans la rue Saint Paul, actuellement rue Emir Abdelkader. Après le départ de nos visiteuses, nous nous rendîmes, ma mère, ma sœur et moi chez le Mozabite «Dalila» afin d'acheter les tissus nécessaires à la confection des drapeaux nationaux. Chose surprenante : toutes les couleurs étaient disponibles : beaux tissus de coton vert, blanc et rouge. Le marchand devait être au courant. Aucune réflexion n'était faite. Silence de rigueur. A la nuit tombée, nous nous mîmes aussitôt au travail dans une pièce intérieure. La lumière et le bruit de la machine à coudre ne devaient pas être perçus de la rue. Dès le couvre-feu, des patrouilles militaires en jeep sillonnaient les artères de la ville. Il fallait être prudentes. La joie, l'impatience, l'excitation, mêlées d'angoisse ont chassé le sommeil. J'avais hâte de voir le jour se lever. Dès les premières lueurs, je me levais. Ma grand-mère et ma mère étaient déjà devant leur tasse de café. Je les rejoignis après avoir réveillé mes deux fils aînés âgés de dix et sept ans. Je tenais à ce qu'ils participent eux aussi avec leurs petits drapeaux cousus pendant la nuit. Toilette et préparatifs terminés, nous nous rendîmes enfin à Sidi Ahmed Benyoucef. Quelques femmes étaient déjà là : les sœurs Barça, Malika, Atika et Hafida, Madame Khélia, mes tantes Safia et Saliha Bouzar et sa fille Bacira. Les autres, je ne les connaissais pas. Nous étions surprises et inquiètes de ne pas voir plus de monde. Bizarre situation. C'était sans doute les consignes. L'horloge de la ville égrena enfin ses neuf coups. Il fallait partir, respecter l'horaire convenu. Nous sortîmes dans la cour. Des femmes lancèrent des youyous et nous entamèrent notre marche. Arrivées au bas de l'escalier menant du mausolée vers la rue adjacente, et dès que nous posâmes le pied sur le trottoir, les portes des maisons avoisinantes s'ouvrirent et des nuées de personnes se mirent à en sortir. Des hommes, des femmes, des enfants, des jeunes et des moins jeunes. Organisation parfaite. Les gens ne sortaient que lorsque la foule arrivait à leur niveau. En quelques secondes, la chaussée fut noire de monde. Les youyous emplissaient l'air et les drapeaux flottaient au-dessus des têtes. Des jeunes gens nous arrachèrent ces emblèmes si chers à nos cœurs. Le mien ne tarda pas à subir le même sort. Mais, j'en étais fière car je savais qu'il était entre de bonnes mains. Brouhaha, youyous, «Tahia El Djazaïr» couvraient le bruit des pas des manifestants très disciplinés. Mes larmes coulaient, une étrange sensation m'envahit : joie, bonheur, fierté…, tout un mélange de sentiments. Une atmosphère de fête, de liberté. Nous oubliâmes un instant la guerre, la répression, les arrestations, les prisons, les camps d'internement, les tortures, les assassinats… Une euphorie, un bonheur immense, presque surnaturels. Puis… tout à coup… des tirs, des rafales de mitraillettes fournis firent place aux cris joyeux de la foule. Réveil brutal : du paradis à l'enfer. Je restais hébétée, je continuais ma marche. Le rêve et le bonheur se sont transformés en cauchemar. Le vide autour de moi. Mais où sont passés tous les gens qui m'entouraient ? Je ne savais pas, disparues comme par enchantement. Soudain, une main forte me saisit le bras. C'était Mme Khélia. «Mais où vas-tu ? Ne vois-tu pas que tous les manifestants se sont réfugiés dans les maisons !». Non, je n'avais pas réalisé ce qui venait de se passer. Quand elle m'a vue seule au milieu de la rue, elle rebroussa chemin pour venir à mon secours. Nous trouvant près d'une maison, nous y entrèrent. Hélas, nous n'étions pas les bienvenues. Nous furent accueillies par des cris et des insultes et on nous demanda de sortir. Nous étions en danger. Dehors, le silence était effrayant. Mais nous étions peut-être plus en danger dans cette maison qu'à l'extérieur. Il valait mieux partir. Ma compagne se hasarda dehors, elle ne revint pas. Prise de panique, je jetais un coup d'œil : elle était déjà à quelques mètres. Je sentis soudain une violente poussée dans le dos qui m'éjecta dehors. Je hâtais alors le pas pour la rejoindre. Nous étions seules dans la rue. Une voix forte cria «Haut les mains. Arrête ou je tire !». Je lève la tête et je vois vers le haut de la rue un barrage de sacs de sable surplombé de casques militaires et de mitrailleuses. J'obéis à l'ordre en levant les bras en l'air. Immobile, j'attendis la sentence. Elle arriva : «Allez roh !». Je ne me le fis pas répéter, et comme une somnambule je me dirigeai vers notre maison. Miliana était transformée en une ville fantôme. Arrivée, je trouvais ma grand-mère affolée et très inquiète pour nous et pour mes trois jeunes enfants que j'avais laissés avec elle. Vu les tirs fournis et le silence qui s'en suivit, elle a cru que nous étions tous morts. A ma vue, elle se calma un peu et déversa son angoisse, «Enfin, tu es revenue, c'est l'essentiel. Je croyais que tu n'allais plus revenir. Que serait-il advenu de tes enfants ? Qui se serait occupé d'eux ?». Elle se remit à prier pour que ma mère et ma sœur rentrent saines et sauves. J'étais la seule rentrée. Alors, l'angoisse m'étreignit quand je réalisais qu'elles n'étaient pas revenues. «Que sont devenues ma mère et ma sœur ? Et mes deux enfants ?». J'ai serré mes trois petits – cinq ans, trois ans et un an – et j'attendis. Je réfléchissais à ce que j'allais faire, quand soudain la porte s'ouvrit. Quelle joie ! Ma mère et ma sœur entrèrent livides. Elles avaient été arrêtées à un barrage et subi toutes sortes de questions et d'humiliations de la part des soldats. Ma sœur tremblait. Elle avait craint qu'on ne lui demande d'enlever son voile, car elle portait en dessous l'uniforme : jupe verte, chemisier blanc, ceinture rouge. Il avait été prévu qu'en arrivant à hauteur de la mairie, les jeunes filles ôteraient le voile pour défiler dans cette tenue. Hélas, cela ne se passa pas comme prévu, car à cet instant la foule essuya des tirs provenant d'un balcon situé juste en face de la mairie. Un pied-noir venait d'ouvrir le feu. Certains, touchés, sont tombés à cet endroit. La foule se dispersa alors encadrée par des responsables du FLN chargés de veiller au repli et au refuge des manifestants dans les maisons. Ma sœur portait toujours son drapeau. Les soldats qui avaient investi toutes les rues aperçurent le drapeau et la suivirent. Elle eut le temps de pénétrer dans une maison. On lui arracha aussitôt son drapeau pour le cacher. Les soldats firent irruption en criant fort : «Où est la femme au drapeau ?». Tous répondirent que personne n'avait de drapeau. Ils fouillèrent toute la maison, mais ne trouvèrent rien, ils repartirent. Les youyous et le voile les rendaient fous. Jusque-là, ça allait pour nous. Mais où étaient passés mes deux garçons ? Mon angoisse reprit de plus belle. Le crieur public venait d'annoncer le couvre-feu à partir de midi. Cela ne me laissait même pas le temps d'aller à leur recherche. Qu'allais-je faire ? Soudain, des coups précipités à la porte. Ma mère courut ouvrir. C'était ma cousine Aziza, Mohamed Azizi avec mes deux enfants. Ceux-ci, m'ayant perdue dans la foule, ont eu la présence d'esprit de se rendre chez ma tante Safia. Ma cousine décida alors de les ramener à la maison avant le couvre-feu. La ville ayant été quadrillée par la police et l'armée, elle fut arrêtée à un barrage et sévèrement interrogée sur son identité et celle de mes enfants et de leurs parents. Nous étions enfin heureux d'être réunis et indemnes. Nous pensions qu'il en était de même pour tous. Hélas ! Le lendemain nous apprîmes qu'il y avait eu des morts et des blessés, parmi lesquels Hafidha Barça qui avait été froidement abattue par un pied-noir qui avait tiré de son balcon face à la mairie. Quant aux habitants des quartiers Cherg et Anassers, campagnes environnantes de Miliana, devaient rejoindre l'entrée de la ville par les routes d'Alger, d'Adélia et de Khémis, et se réunir près de la «pierre noire» et des ateliers de la mine (Larmiz), pour ensuite entrer ensemble en ville et se joindre aux autres manifestants. Mais avant d'arriver au point de rassemblement, ils furent stoppés par l'armée qui tira sur eux faisant de nombreuses victimes dont Zahia Belhafaf. Ces pertes humaines, de personnes innocentes, nous ont endeuillés et affecté notre joie. C'était, hélas, le tribut à payer pour reconquérir notre patrie. Que de jeunes gens fraîchement sortis de l'adolescence, que de pères et de mères ont tout sacrifié pour cette liberté chèrement acquise ? Gloire à nos martyrs ! Vive l'Algérie ! Que Dieu nous protège et guide nos pas dans le droit chemin.