Un matin de mai 1961, vers dix heures, trois hélicoptères de l'armée suisse survolèrent à basse altitude le lac Léman et franchirent la frontière française. Une fois sur l'autre rive, ils atterrirent tour à tour en déposant chacun trois passagers. Sous les pales tournoyantes, les hommes fraîchement débarqués lissèrent leurs costumes avant de s'avancer vers les représentants de la France venus les accueillir. Non loin de là, des batteries anti-DCA étaient positionnées le long d'un périmètre défensif, tandis que les routes avoisinantes grouillaient de patrouilles armées et de barrages routiers. Même le lac, sous son aspect pacifique, dissimulait des hommes-grenouille dans ses profondeurs. Ces hommes représentaient le «Gouvernement provisoire de la République algérienne» (le GPRA), bien que celui-ci ne pût réellement prétendre gouverner un quelconque territoire en Algérie. Tous ses ministres étaient exilés à Tunis ou au Caire, ou emprisonnés dans la forteresse de l'île d'Aix. Ses forces en Algérie étaient tombées à moins de 15.000 hommes, répartis en petits groupes de dix à vingt combattants. Armés simplement de mortiers et de mitrailleuses, les moudjahidine affrontaient une armée d'occupation d'un demi-million d'hommes qui procédait alors à ses premiers essais nucléaires dans le Sahara. (…) Le rapport inverse entre la supériorité militaire de la France en Algérie et l'affaiblissement progressif de sa position de négociation avec les nationalistes fut, selon l'expression de Jean Lacouture, «le paradoxe absolu» de la guerre d'Algérie. Pour expliquer ce paradoxe, il faut considérer la ténacité et la bravoure des rebelles, des ruelles d'Alger aux villages frontière du Constantinois, qui luttèrent et s'organisèrent pendant plus de sept ans contre une terrible répression. Mais la réponse, et son histoire, se trouvent en fait bien au-delà des frontières de l'Algérie. Fondé sur une recherche dans les archives et sur des entretiens menés en Europe, en Afrique du Nord et aux Etats-Unis, ce livre soutient que ce que les Algériens ont appelé «la Révolution» était d'une nature résolument diplomatique, et que ses luttes les plus décisives se sont déroulées sur la scène internationale. Les meilleures armes des Algériens furent des rapports sur les droits de l'homme, des conférences de presse et des congrès de la jeunesse, qui livrèrent bataille sur le front de l'opinion mondiale et des lois internationales, bien plus que sur celui des objectifs militaires conventionnels. Vers la fin du conflit, quand les rebelles ne faisaient plus que de rares tentatives pour ouvrir des brèches dans les fortifications érigées autour de la frontière algérienne, le GPRA avait rallié une majorité contre la France aux Nations-unies, gagné la reconnaissance de conférences internationales, et s'était vu accueillir par 21 coups de canon dans certaines capitales du monde. Ces succès poussèrent les moudjahidine pressés de toutes parts à persister dans leur combat. (…) La lutte de l'Algérie pour l'indépendance fut aussi une révolution diplomatique au sens plus conventionnel où l'entendent les historiens, puisqu'elle contribua à réorganiser les relations internationales. Là aussi nous voyons un paradoxe : les tentatives répétées de la France de contenir le conflit eurent pour seul effet de lui assurer des répercussions plus lointaines. Paris fut ainsi conduit à concéder l'indépendance aux protectorats du Maroc et de la Tunisie, et la décolonisation de l'Afrique subsaharienne s'en trouva accélérée. Sa détermination à combattre les soutiens étrangers des rebelles contribua à la crise de Suez et déclencha les événements qui allaient entraîner la chute de la IVe République et le retour du général de Gaulle. Celui-ci commença par retirer les forces françaises de l'OTAN, en partie en représailles contre le refus des Etats-Unis de soutenir la guerre. Pendant toute cette période, l'Algérie fut le point de ralliement du mouvement des non-alignés et du nationalisme arabe. De fait, c'était la première fois qu'un peuple assujetti, dépourvu de tout moyen de contrôler ne serait-ce qu'une partie du territoire qu'il réclamait pour sien, déclarait son indépendance et obtenait la reconnaissance qui allait rendre cette indépendance possible. (…) Dans la lutte pour l'opinion mondiale, les deux bords employèrent des propagandistes et cultivèrent la presse et les intellectuels étrangers. L'Algérie étant à certaines périodes la seule guerre ouverte dans le monde, elle était assurée d'un public attentif, d'autant plus que les questions posées – nationalisme arabe, décolonisation de l'Afrique et tensions dans l'Alliance atlantique – étaient toutes en tête de l'agenda international. Paris reconnut très vite que les médias pouvaient maintenir la question algérienne sur cet agenda même si l'armée réduisait le FLN à la clandestinité. La lutte se déroulait dans les studios de radio et de télévision, dans les couloirs de l'ONU et dans les débats universitaires, et les échos s'en faisaient entendre jusqu'au plus haut niveau des Etats. (…) L'énorme influence de la guerre d'Algérie s'est poursuivie par le biais des écrits de Frantz Fanon – lui-même diplomate du GPRA – et du film de Gillo Pontecorvo, La Bataille d'Alger. Elle est devenue emblématique d'une révolte plus vaste «contre l'Occident» qui a repris une puissante résonance avec la fin de la guerre froide et la montée des mouvements djihadistes dans le monde musulman. On pourrait penser que ce n'était qu'un des nombreux mouvements anticoloniaux résultant de développements économiques, sociaux et culturels plus profonds, liés à des événements politiques plus vastes comme la Seconde Guerre mondiale et la lutte entre l'URSS et les Etats-Unis qui s'ensuivit. Mais à cet égard, l'Algérie fut en première ligne, à la crête d'une vague d'anticolonialisme qui commença à enfler dans le Sud-Est asiatique dans les années 1930 pour aller se briser dans les parties les plus méridionales de l'Afrique quarante ans plus tard. En fait, le statut officiel de l'Algérie comme département français et la violence avec laquelle Paris lutta pour la garder en firent une sorte d'anomalie. Mais l'Algérie était extrême quasiment à tous points de vue, ce qui explique que son histoire continue à attirer l'attention bien au-delà de la France et de l'Afrique du Nord. Elle était extrême dans l'intensité de son expérience coloniale et dans l'aspect destructeur de sa décolonisation. Elle était extrême même dans ce qui la rendait typique : rapide croissance de la population, surexploitation des terres, exode rural, émigration et influence des réformes religieuses – les principaux moteurs du changement révolutionnaire dans l'ensemble du monde colonial. En outre, des crises marocaines d'avant 1914 jusqu'à l'indépendance de l'Algérie, l'Afrique du Nord fut continuellement secouée par les conflits entre grandes puissances. Pour toutes ces raisons, l'Algérie constituait un cas extrême d'un problème connu : la fragmentation et l'intégration simultanées de la communauté mondiale. La ligne de faille socioéconomique divisant le Nord et le Sud y était plus profonde et plus étroite, et nulle part la pression pour l'intégration économique, politique et culturelle, et l'affrontement qui en résulta ne furent si puissants, provoquant des secousses partout dans le monde. En étudiant cet épicentre du conflit Nord-Sud naissant, nous voyons comment et pourquoi le sol a commencé à bouger sous l'influence de la compétition entre superpuissances, annonçant l'ère de l'après-guerre froide. (…) Avec leur faible connaissance de la société algérienne, les observateurs de la métropole recouraient à des explications naturalistes pour des actes de violence apparemment dépourvus de sens : «On a tué pour tuer, tiré pour tirer, brûlé pour brûler», opinait le journal de la SFIO, Le Populaire. L'affirmation récurrente que les rebelles tuaient sans raison laissait entendre qu'il s'agissait d'un comportement instinctif. Ainsi, quand un article sur les mutilations faciales commises par le FLN parut dans une revue médicale française – repris ensuite par le ministère de l'Intérieur pour une distribution à l'étranger –, il était illustré d'une gravure montrant «les supplices pratiqués en Algérie», tirée d'un ouvrage de 1637, «Histoire de Barbarie et de ses corsaires». Une autre réédition, dont 500 exemplaires furent envoyés à la délégation française à l'ONU – s'accompagnait d'un article intitulé «Aspects particuliers à la criminalité algérienne», qui précisait que «huit siècles d'anarchie sanglante ont développé des réflexes qui paraissent impensables à des hommes civilisés. Un siècle de présence française n'a pas suffi à les effacer». La revue officielle du ministère de la Défense allait encore plus loin, expliquant que la révolte était particulièrement forte dans les Aurès parce que les populations «y ont conservé la plupart des traits psychologiques et sociologiques qu'elles avaient il y a deux mille ans». (…) L'idée que la résistance anticoloniale était inspirée par la ferveur islamique était littéralement institutionnalisée. Ainsi, après le début de l'insurrection en Algérie, le Conseil supérieur du renseignement constitua une «Commission sur l'information musulmane» pour traquer tous les signes d'islamisme par le biais d'échanges réguliers d'information et de réunions entre la police, le Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (SDECE), les militaires et plusieurs ministères. De son côté, le cabinet du président du Conseil établit bientôt son propre Bureau central de documentation et d'information, spécifiquement chargé de rassembler des informations «sur les problèmes de l'Afrique du Nord en particulier et de l'islam en général…». Mais la pauvreté et l'inégalité partout présentes dans l'Algérie française ne pouvaient éternellement échapper à l'attention d'un nombre croissant de fonctionnaires, de correspondants et de conscrits qui s'y rendaient. Par leurs récits, le public français apprit que les rebelles n'avaient pas seulement «tué pour tuer», mais avaient de réelles doléances.