Dans sa voix roule le gravier des oueds d'Algérie. Lorsqu'il prononce ce nom, il s'en délecte comme le fellah le ferait d'un fruit cueilli à l'arbre qu'il a planté. Rédha Malek, qui avoue ne pas aimer le « commémortatisme », est fort sollicité lorsque approche le printemps et que l'actualité impose le 19 mars comme une évidence à célébrer. Il est vrai que cet acteur-témoin, précieux pour la mémoire et riche pour l'histoire, est irremplaçable, dès lors qu'il s'agit de saisir plus, de comprendre mieux. En un mot d'apprendre. Les négociations d'Evian étaient des négociations au sens plein du terme. Ce n'était pas une banale rencontre protocolaire née de la volonté d'un de Gaulle qui, un jour, a décidé de décoloniser l'Algérie « en lui octroyant l'indépendance ». Non ! Sur le tapis vert, une lutte âpre, à l'image de celle qui se déroulait sur le terrain, s'était engagée entre les deux parties. Une lutte, et c'était notre doctrine, qui ne devait pas s'arrêter même après l'ouverture officielle des pourparlers, tant qu'on ne parvenait pas à un résultat concret. C'est-à-dire, le règlement général et définitif du problème algérien. Voilà la philosophie et la doctrine du FLN et du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA). Des négociations comme celles qui ont abouti au cessez-le-feu du 19 mars 1962, il n'y en a pas eu beaucoup dans l'histoire de la décolonisation. Mais à chaque lutte et à chaque pays ses conditions historiques et celles de l'Algérie faisaient que les discussions ont été très dures et anormalement longues. Qu'est-ce qui expliquait cette longueur ? Tout a été arraché au forceps. Chaque chose, chaque demande algérienne posait systématiquement un problème. De même que chaque attitude française était minutieusement étudiée et analysée. Dans de telles conditions, nous ne pouvions pas évoluer avec facilité et encore moins avec célérité. Nous avons opéré à coups de concessions mutuelles. Pied à pied. Au donnant-donnant. La difficulté était proportionnelle à l'importance des problèmes qui se posaient. Il était pénible pour la partie française ne serait-ce que d'imaginer engager un jour des débats sur l'indépendance de l'Algérie. Un calvaire ! Il m'arrive de revoir certains membres de leur délégation qui sont encore en vie, qui ont essuyé les critiques acerbes de leurs proches ou de leurs amis, des gaullistes, comme eux. Mal vus par leur propre société, ils donnaient parcimonieusement. Il a fallu que de Gaulle, lui-même, prenne les responsabilités les plus lourdes pour que la négociation avance. Je dois dire et le souligner que le GPRA ou le FLN ont toujours voulu régler le problème algérien de façon bilatérale. La partie algérienne rejoignait en cela la position gaulliste. Le chef de l'Etat français ne voulait pas que d'autres intercèdent ou interviennent entre nous. Nous ne voulions pas de médiateurs. Les Suisses n'étaient pas des arbitres, ils s'occupaient exclusivement de la logistique, des contacts, des agendas, des messages à transmettre d'une partie vers l'autre. Quant au fond, ils s'y intéressaient bien sûr et nous les informions de l'évolution des discussions. Mais très scrupuleux et réservés, ils n'intervenaient jamais. Tout était parfaitement organisé. Pourquoi redoutiez-vous « les bons offices des médiateurs », qui ne devaient pas manquer à l'époque ? L'expérience vietnamienne était encore présente dans nos esprits. Les conciliateurs ne présentaient aucun avantage. Bien au contraire. Nous ne voulions pas de négociations internationales. Les Vietnamiens, qui avaient pourtant remporté une victoire militaire incontestable, se sont retrouvés à Genève, dans une conférence internationale où tous les grands de ce monde étaient présents. Ce qui fait que le Vietnam s'est vu entouré par la Chine,l'Union soviétique, la Grande-Bretagne... Dans de telles rencontres, le principal intéressé endure toutes sortes d'influences lesquelles sont fonctions des différentes approches des diplomaties des participants. Chacun fait des concessions à l'autre. Ainsi, les Vietnamiens ont été contraints d'accepter l'indépendance du Nord avec pour capitale Hanoi, mais en ce qui concerne le Sud, qui prendra pour capitale Saigon, son indépendance a été subordonnée à un référendum qui devait avoir lieu « plus tard ». Il ne se déroulera jamais. Ils ont été obligés de se lancer dans une guerre et cette fois contre les Américains, elle durera dix ans. Pour la petite histoire, lorsque les Américains ont envisagé les négociations de Paris pour se dégager du Vietnam, Henry Kissinger, chef du département d'Etat de Richard Nixon, a demandé à voir Louis Joxe, principal négociateur français à Evian, pour savoir comment il a procédé avec nous, parce que la négociation franco-algérienne était devenue une véritable référence, étudiée dans les chancelleries. Quels étaient les principaux points de désaccord entre les deux délégations ? D'abord les problèmes de procédure. Le premier est celui de l'interlocuteur. Négocier, d'accord, mais avec le GPRA ou le FLN à l'exclusion de toute autre force ou branche. Parce que les Français voulaient associer diverses parties particulièrement le MNA de Messali Hadj, qui bien sûr était de connivence avec eux. Il nous fallait également écarter tous les élus. C'était un problème laborieux qui a retardé la négociation. Lorsque nous avions admis de part et d'autre le principe de la négociation, Joxe est venu à Oran pour annoncer que la date de la rencontre était arrêtée et que le MNA allait également s'asseoir à la table des pourparlers. Evidemment, nous avons mis un stop à leur manœuvre. Le rendez-vous initialement pris a été rejeté. Alors, ils se sont retrouvés dans l'obligation de boire la fameuse tasse de thé avec Messali pour lui expliquer la tournure que venaient de prendre les événements. Joxe a dépêché son directeur de cabinet pour l'informer que tout est terminé. De toutes les façons il était entre leurs mains. De plus, tous les gouvernements, qui se sont succédé depuis le 1er novembre 1954, ont toujours soutenu que la démarche devant présider aux contacts éventuels se résumait par le fameux triptyque de Guy Mollet : « Cessez-le-feu ; élections ; négociations ». Ce qui en d'autres termes, signifie qu'ils ne négocieront qu'avec des élus. Nous avons rejeté ce principe et campions fermement sur notre position. Ce qui intéressait de Gaulle c'était l'arrêt des combats. En 1960, avant la rencontre de Melun, il a essayé de trouver des solutions sur le terrain, à l'exemple de l'affaire des membres du conseil de la wilaya IV qui se sont rendus à l'Elysée. Il a voulu négocier directement avec les chefs des wilayas au niveau local pour des cessez-le-feu locaux. Ainsi, pensait-il couper l'herbe sous le pied du GPRA. Une tactique qui n'a donné aucun résultat. Michel Debré, ancien Premier ministre de de Gaulle, raconte dans ses mémoires que l'affaire de la wilaya IV sur laquelle ils avaient fondé des espoirs a été catastrophique. Finalement, ils ont compris qu'il était préférable de s'entendre avec le GPRA et le GPRA seulement.. Puis il y eut le préalable du cessez-le-feu. Les Français soutenaient mordicus que « si nous devons négocier, nous devions arrêter les combats ». Pour nous, il n'en était pas question. Il ne fallait en aucun cas baisser la garde, tant que nous n'étions pas parvenus à une solution claire, nette et précise. « Nous n'arrêterons pas les engagements même si nous sommes autour de la table des pourparlers. » C'était là notre doctrine. Enfin, il y a eu les contacts secrets en 1961 avec Georges Pompidou, ami et homme de confiance de de Gaulle à Lucerne, puis une deuxième fois à Neuchâtel, c'était un signal aussi bien pour nous que pour les Français que nous entrions dans une phase diplomatique sérieuse. Jusque-là, Guy Mollet nous avait habitués à des gens qui venaient raconter n'importe quoi. Nous savions qu'il s'agissait de ballons-sondes. Avec Pompidou, les préalables du cessez-le-feu et de l'interlocuteur ont été réglés avant l'ouverture des négociations. De Gaulle avait fini par accepter. « Ok, négocions sans préalables ! ». Nous voulions un terrain neutre. Un compromis s'est dégagé pour Evian, ville frontière. Cependant, la délégation algérienne séjournera à Genève. L'émir du Qatar a gracieusement mis sa gentilhommière, dans la région de Genève, à notre disposition. Ne trouvez-vous pas paradoxal que ce soit de Gaulle, lequel a développé le plan Challe et livré une guerre totale à l'ALN, guerre qui a considérablement affaibli ses rangs avec les grandes opérations « Etincelle », « Courroie », « Jumelles », « Pierres précieuses » etc., qui décide de trouver une solution négociée et qui propose l'autodétermination ? Qu'est-ce qui a donc amené l'homme du 13 mai à revenir sur sa politique marquée jusque-là par une exceptionnelle brutalité ? Lorsque de Gaulle est arrivé, il a, comme on dit, mis le paquet. Il a développé une stratégie offensive. Le plan Challe a actionné, avec son programme d'opérations d'envergure d'Ouest en Est, un rouleau compresseur meurtrier. Ajoutez à cela, le renforcement des barrages électrifiés aux frontières marocaine et tunisienne. L'objectif était de mettre à genoux l'ALN, lui enlever toute initiative et surtout décimer ses rangs. Cependant, il n'a pas atteint totalement son but. Il l'a, certes, affaibli, mais il ne l'a pas anéanti. Le problème algérien était complexe. Voyez les événements de décembre 1960. Que devaient penser les parachutistes qui étaient convaincus d'avoir triomphé dans les Aurès. Ils ont massacré des populations. Puis les voilà affectés à Alger pour se retrouver devant des manifestations grandioses, pour voir flotter sur La Casbah le drapeau algérien. Quelle désillusion pour eux qui croyaient être venus à bout de la rébellion ! De Gaulle, qui se trouvait ici, pour sa dernière visite, n'a pas pu entrer dans la capitale. Il a contourné Alger puis il est rentré chez lui. C'est là qu'il a véritablement compris. Il a admis que le combat des Algériens n'était pas seulement militaire-mais qu'il était aussi politique. En outre, il faut dire qu'il subissait des pressions de différentes natures. Il avait des programmes à réaliser chez lui ; il ne pouvait pas les démarrer. Il voulait réformer l'armée, il ne pouvait pas tant que la guerre durait. Il avait de grands projets européens. Outre que ses plans étaient contrariés, cette guerre qui n'en finissait pas, risquait de provoquer une explosion de la France elle-même, une implosion en France. Il suffit de rappeler qu'au moment où il voulait négocier, des généraux putschistes se sont insurgés et ont crié à la trahison en avril 1961. Nous avons dû reporter d'un mois la rencontre qui avait été prévue, le temps de mater la conjuration. Ces événements d'une extrême gravité lui ont sans doute ouvert les yeux. Le GPRA et le FLN en général n'étaient pas au mieux de leur forme aussi. En 1961, les différents tiraillements à l'intérieur du GPRA ou du CNRA, les rivalités entre les politiques et les militaires etc. minaient l'atmosphère. Cet état de santé général n'aidait pas à négocier en position favorable... Il y avait un problème interne d'influence et de pouvoir. En particulier entre le GPRA et l'état-major général (EMG) qui avait été créé en décembre-janvier 1960 et qui s'est présenté comme le représentant de la tendance révolutionnaire et les membres du GPRA qui étaient considérés justement par certains comme modérés. Mais à l'épreuve des faits, ces postures n'ont pas eu sur les négociations un impact particulier. Pourquoi ? Parce que ce qui faisait la force de la révolution algérienne c'était sa cohérence sur le plan des principes. L'indépendance, l'unité et l'intégrité territoriale, l'unité du peuple algérien, personne ne pouvait transiger sur ces points nodaux. Au-delà des contradictions entre les appareils, il y avait une unité de principe et d'idéal qu'il était difficile de briser. Il ne pouvait pas y avoir quelqu'un qui pouvait dire par exemple : « Abandonnons le Sahara », ou bien « Acceptons l'autonomie interne ». Ce qui faisait la force de la révolution algérienne, je l'appelle révolution, car c'en était une, c'était qu'elle était portée par tout un peuple qui s'est soulevé contre la domination coloniale. Ce sont les masses populaires qui ont joué un rôle extraordinaire dans cette lutte qui a duré huit ans. Huit ans de guerre contre toutes les forces françaises qui étaient ici. Il y avait 800 000 soldats, selon le chiffre officiel. Sans compter les milices armées des pieds-noirs, sans compter l'aviation, la marine de guerre qui croisait en Méditerranée. Entre autres raisons qui ont contraint de Gaulle à la négociation et de l'aveu même de ses conseillers, avec lesquels nous avons discuté par la suite, nous pouvons citer la position des Etats-Unis et du président Eisenhower qui se sont abstenus lors d'un vote aux Nations unies. Cela a contribué grandement à convaincre de Gaulle qui voyait son allié principal prendre ses distances. Puis, n'oublions pas la déclaration de Kennedy, la bombe Kennedy de février 1957 qui conseillait aux Français que le moment était venu de négocier sinon qu'ils risquaient de tout perdre. La guerre d'Algérie était complexe et multiforme. Il y avait l'aspect militaire, l'aspect politique et diplomatique international. L'Algérie était devenue un des points culminants de la décolonisation et de la lutte anticoloniale. Saâd Dahlab écrit dans son ouvrage Mission accomplie (14), « au moment de la négociation, les Français étaient infiniment mieux préparés et mieux outillés que nous pour la négociation. Ce furent eux qui nous fournirent les premiers textes relatant leur position », cela signifie-t-il que vous ne vous attendiez pas à une négociation ? Avez-vous été pris de court ? Il y avait de cela. C'est-à-dire que l'idée des négociations n'était pas facile à imposer dans le système du FLN engagé totalement dans la lutte armée. Beaucoup se méfiaient de la négociation. Ils y voyaient « une manœuvre de l'ennemi ». Ce n'est qu'à partir de 1960 que le GPRA a lui aussi commencé à « manœuvrer ». Il a, par exemple, accepté d'envoyer une délégation à Melun, la fameuse rencontre de juin 1960. Nous savions que de Gaulle voulait négocier. Mais quoi ? Une convention de cessez-le-feu. Il pensait que pour le reste, tout était de son ressort. Nous avons, néanmoins, répondu à l'invitation, dans le but de le désarmer. Pour que nous ne lui donnions pas le prétexte de mettre en doute notre bonne volonté. Ahmed Boumendjel et Mohamed Seddik Benyahia se sont donc rendus à Melun, pour mettre l'adversaire devant le fait accompli. Ils nous ont proposé d'arrêter les combats. « Qu'est-ce que vous nous proposez en échange ? » « Vous avez parlé d'Algérie algérienne, qu'est-ce que cela veut dire » ? Le préfet Roger Moris, qui assurait la direction du secrétariat général des Affaires algériennes, chef de la délégation française, a répondu : « C'est comme on dit la Normandie normande » ou « la Bretagne bretonne ». Visiblement, nous n'avions rien à nous dire. Aussi, avons-nous, sans hésiter pris congé d'eux. Au plan international, nous venions de leur renvoyer la balle. La presse, en particulier anglo-saxonne et scandinave, s'est emparée de l'affaire pour condamner la position des Français auxquels ils ont reproché leur mauvaise volonté. De Gaulle avait été roulé dans la farine, d'autant plus que la partie française était convaincue que le GPRA allait décliner l'offre des négociations de Melun. En fait, ils nous avaient invités, croyant que nous allions nous défiler, dans le but de nous isoler au plan international. La négociation était-elle évolutive ? Autrement dit, redémarriez-vous chaque phase sur des acquis antérieurs ? Il y a eu « deux Evian ». Le premier, ouvert solennellement, qui a duré 13 jours et qui s'est déroulé en présence des médias. Moi-même, j'en étais le porte-parole, je tenais une conférence de presse quotidienne. Evian a été une sorte de répétition générale. Nous n'étions d'accord sur aucun point. Dès le premier jour, les Français annoncent une trêve unilatérale. Nous voilà donc revenus au problème du cessez-le-feu. Nous leur avons encore une fois répondu que nous n'allions pas céder à ce chantage et que pour ce qui nous concerne, la guerre continue. Ensuite, ils ont mis sur la table le problème de la minorité européenne. C'était là un gros écueil, ils exigeaient des garanties, des cautions politiques de toutes sortes. Bref, ils voulaient pratiquement un Etat dans l'Etat. Nous avons bien entendu discuté et nous avons rétorqué que les Européens ne pouvaient pas avoir de statut autre que celui de citoyen ou de ressortissant étranger. Ils voulaient ensuite éluder la question du Sahara. De leur point de vue, il s'agit d'une possession française, son statut est de ce fait indiscutable et que de toutes les façons l'objet de ces négociations ne touche que l'Algérie du Nord. Ce qu'ils appelaient l'Algérie du Maghreb. Vint après la question de Mers El Kebir. Nous avons eu droit au même refrain : « C'est une portion du territoire français, une sorte de Gibraltar français », qui leur appartient ad vitam aeternam. Arc-boutés sur le principe intangible de l'intégrité et de l'unité du territoire, nous nous sommes fermement opposés. Nous avons dit, pas question, ils ont demandé un bail de 99 ans. Il n'en était pas question, de même que pour les bases atomiques de Reggan et d'Amaguir. Pour être bref à Evian I, devant notre intransigeance sur les principes doctrinaux du FLN, ils se sont trouvés dans l'obligation de rompre après 13 jours d'antagonisme. Nous avons dès lors pris l'opinion internationale à témoin : « La France n'est pas disposée à négocier, pas plus qu'elle n'était prête à reconnaître notre indépendance ». A Lugrin, quelques temps après, ils ont voulu relancer le processus de paix. Nous avons accepté à condition qu'ils nous disent quelle est leur position définitive au sujet du Sahara. Pourquoi ont-ils insisté pour un nouveau round en juillet 1961, alors que vous veniez de vous séparer en juin ? Parce que entre-temps a surgi l'affaire de Bizerte dans laquelle de Gaulle n'y a pas été de main-morte. La répression a été terrible. Des morts par centaines. Il fallait réparer les dégâts causés au plan international. La France qui a massacré à Bizerte, voulait retoucher son image en apparaissant comme tout à fait disposée à décoloniser par ailleurs en affichant sa disponibilité à parler de paix. Ici aussi, nous avons assisté à une série de manœuvres dilatoires. Au bout d'une semaine environ, la délégation algérienne s'est retirée. La première fois ce sont eux qui avaient rompu et cette fois-ci nous leur rendions la monnaie de leur pièce. Joxe ne s'attendait pas du tout à ce que le GPRA puisse se permettre de claquer la porte. Les choses sont restées en l'état jusqu'en octobre 1961, lorsque de Gaulle a opéré une ouverture. Il déclarait, en effet, qu'en ce qui concerne le Sahara, il ne saurait y avoir d'ambiguïté sur la souveraineté. Il n'a pas parlé de souveraineté algérienne. Il a parlé de l'indivisibilité du Sahara. Nous y avions décelé un frémissement. Curieux de savoir de quoi il en retournait exactement, Benyahia et moi, nous nous sommes rendus secrètement à Bâle pour deux rencontres en octobre et en novembre 1961. Oui ou non, la partie adverse reconnaîtrait-elle la souveraineté de l'Algérie sur l'ensemble de son territoire ? Nous avons compris que la question était réglée. La déclaration sur l'amnistie a été ajoutée à Evian II. Ne pensez-vous pas avec le recul au regard de ce qui s'est passé pour d'autres conflits, anciens ou récents concernant particulièrement les crimes de guerre dont certains éléments de l'armée française se sont rendus coupables, que cette question aurait pu connaître un autre traitement ? Il faut à ce sujet être clair. L'Algérie a été colonisée. Elle a été occupée à la suite de guerres de conquête extrêmement dures. C'était un génocide. Pendant des années, la guerre menée par les Bugeaud, Saint Arnaud visait l'extermination des Algériens. La guerre d'Algérie elle-même a été terrible. Le sacrifice a été immense 132 ans durant ! Finalement, nous triomphons et couronnons notre combat historique par l'in-dé-pen-dance de l'Algérie. Pour nous, c'est ça la récompense pour toutes ces souffrances endurées, ce génocide subi. Nous n'allions pas leur demander de nous indemniser, ce n'est pas sérieux. Le prix de ce que ce peuple a enduré est inestimable. Ce qui nous intéressait au plus haut point c'était l'indépendance et nous l'avons arrachée. Aux négociations, il y avait des représentants de l'état-major général EMG, Kaïd Ahmed et Ali Mendjeli. Comment se fait-il qu'après coup, ils aient contesté le contenu des accords ? Qu'est-ce qui a motivé leur attitude ? Ils ne voulaient pas dès le début de cette négociation. Ils pensaient qu'il fallait d'abord régler les problèmes internes. J'ai eu personnellement une discussion à ce sujet avec Boumediène à l'époque. Il m'a dit qu'il était nécessaire de régler les problèmes internes avant de nous engager dans des pourparlers, car nous risquions d'aller à la négociation en position de faiblesse. Je lui ai dit que des occasions comme celle qui se présentait à nous n'étaient pas courantes. C'est une chance qu'il nous fallait saisir. Quant aux problèmes internes, nous en avions eu avant 1954, après 1954 et on en aura après l'indépendance. Ils semblaient convaincus au départ par ces arguments. Ainsi, Ali Mendjeli et le commandant Slimane (Kaïd Ahmed) ont fait partie de la délégation Evian I. Puis ils ont vu que les choses n'avaient pas évolué favorablement. Ils se sont dit que c'est une affaire qui risque de ne pas marcher et qu'il valait mieux laisser le GPRA et les politiques se dépatouiller tout seuls. Partant de ce raisonnement, ils ont refusé de se joindre à la suite des négociations. Nous avons fait participer Benmostepha Benaouda ainsi que Kasdi Merbah qui était conseiller de Boumediène à l'EMG, il nous fallait des militaires parce que de l'autre côté se trouvait un général. En fait, la durée de vie de ces accords « arrachés au forceps » pour reprendre votre formule, a été bien courte. Alors, on est enclin à se dire « tout ça pour ça ? » Devons-nous comprendre que plus que les accords c'était leur finalité qui était importante. La finalité de ces accords était de mettre fin à la guerre. Naturellement, il y avait un contenu qui avait été discuté très sérieusement. Mais les choses ont évolué très vite. Notamment, le départ massif des Français. Il y a eu également l'OAS et sa politique de la terre brûlée. Joxe pensait que les Européens resteraient au moins au nombre de 300 000. Mais le fait est que ce sont des gens qui n'ont pas pu supporter l'évolution radicale de l'Algérie vers l'indépendance. Le gouvernement français a été obligé de les accepter en France. C'est naturellement tout un pan des accords qui est tombé. En particulier, l'aide qui était prévue, car nous avions accepté une aide annuelle de 2 milliards de francs. Aide équivalente à ce que la France versait comme appui à l'Algérie en 1960 et en 1961. Les Français partis, cette clause est devenue caduque. Nous-mêmes, à l'époque, avions accepté cette clause, alors qu'en principe, nous ne devions pas. Toutefois, si nous l'avons fait, c'était pour nous donner une marge de manœuvre dans le cas où la France venait à la supprimer. Ce qui nous permettrait d'exercer des mesures de réciprocité. Dans son livre Les accords d'Evian, Benyoucef Benkhedda parle de « la victoire d'Evian ». Le rejoignez-vous ? C'est incontestablement une victoire. Des pays qui luttent pour leur indépendance, surtout des pays comme l'Algérie qui étaient bien maillés par la colonisation n'étaient pas légion. Le Maroc et la Tunisie étaient des protectorats relativement récents, ils n'ont pas connu le génocide. C'étaient des protectorats qui avaient conservé leur Etat. Etats branlants, certes, mais ils étaient là, les principes étaient sauvegardés. Nos voisins avaient leur Etat avec le makhzen pour les uns et le bey pour les autres. Tandis que chez nous, tout a été éradiqué. Il a fallu que la lutte de libération crée une sorte d'entité dans la lutte. Une sorte de pouvoir, un contre-pouvoir, qui est devenu petit à petit le nouvel Etat qui a été créé sui generis, de toutes pièces. Et c'est ça la victoire d'Evian. C'est une autogenèse. L'Algérie s'est faite elle-même. Elle a fait son indépendance, elle a fait sa nation, elle a fait son Etat. L'Algérie a arraché son indépendance et on ne peut pas dire qu'on lui en a fait un cadeau. Non, elle a obtenu tout cela à la force du poignet. En s'organisant elle-même, en recréant l'Etat algérien. Elle a créé le GPRA. Le gouvernement provisoire. Elle l'a créé au moment où le FLN et l'ALN sont devenus une force en face de la colonisation. Elle a créé un gouvernement d'élite, qui avait ses racines. Des racines profondément ancrées dans cette terre et dans l'âme de son peuple.