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Cinquante ans après... : grenadine amère
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Publié dans El Watan le 07 - 07 - 2012

Durant les dernières années de la guerre de libération, ma famille habitait aux limites d'Alger, près de Sidi Yahia. Quand il se rendait au centre-ville, mon père m'emmenait parfois avec lui et les courses ou les visites aboutissaient toujours au square Bresson (auj. Port Saïd), et précisément au «Glacier», où officiait Da Amar, cousin de mon père.
Prendre les trolleys de la RSTA avec leurs deux longs bras courant le long des lignes électriques et leurs receveurs et chauffeurs en chéchia stamboul, traverser les grandes rues d'Alger où, dans la foule, flottaient alors plus de chapeaux de paille ou de feutre, était pour moi un véritable voyage. Arrivés au Square, le ravissement était là : les arbres denses et leurs milliers d'oiseaux, la façade de l'Opéra qui me fascinait. J'avais droit à des grenadines à l'eau, parfois un «créponné au citron» et, possiblement, une balade à dos d'âne, comme le racontait récemment mon cher confrère Merzac Bagtache. Cette récompense équestre était associée à de bons résultats scolaires. Comme si l'on voulait nous signifier qu'il fallait être intelligent pour monter sur un âne ! J'attendais impatiemment ces jours d'expédition vers un monde différent, grouillant de vie et de couleurs.
Mais, mes yeux d'enfant ne tardèrent pas à s'ouvrir sur un spectacle particulier : celui des cireurs de chaussures. Ils étaient un peu plus âgés que moi ou le paraissaient. Leurs vêtements étaient en loques et couverts de poussière et de cirage. Sur le square, devant le «Tantonville», à la rue Bab-Azzoun, sur le Front de Mer et tous les environs, ils criaient à s'époumoner : «Ciri m'siou ! Ciri !». Des hommes les interpellaient : «Yaouled !». Ils se jetaient alors au sol et posaient la boîte en bois qu'ils portaient en bandoulière.
Celle-ci servait autant de support à leurs brosses, chiffons et cirages que de marchepied aux clients, généralement européens, mais pas uniquement, si je m'en souviens bien. Je remarquais aussi que, le plus souvent, les «cirés» jetaient leur pièce de monnaie ou la laissaient tomber à la verticale, aussitôt happée par une petite main. Je supposais que c'était pour ne pas se salir en touchant les petits doigts gris à force de cirer.
Mais je ressentais l'idée que ces enfants étaient des «intouchables», même si j'ignorais alors ce mot comme l'existence de cette caste indienne chargée des tâches les plus immondes.
Je les voyais donc cirer, crier, cirer à nouveau, crier encore, courant dans tous les sens, leurs visages maigres et fatigués, creusés par la misère. Depuis, les grenadines et les «créponnés» prirent pour moi un goût de honte et d'amertume, non dénué de culpabilité. J'avais six ans par là. Je savais que nous étions colonisés, comme on peut le comprendre à cet âge, confusément et presqu'instinctivement, quelque part entre le «Nous» et les «Autres». Ces cireurs furent pour moi une révélation. Elle entraîna une prise de conscience précoce qui donna à mon père du fil à retordre pour répondre à mes innombrables questions. D'où venaient-ils ? Qui étaient-ils ? Avaient-ils des parents ? Pourquoi étaient-ils tous des «Nous» et pas des «Autres» ? A chaque descente en ville, j'observais ces cireurs. Leur découverte fut suivie, lors d'un voyage en famille, par la terrible vision des nuées d'enfants qui, sous le pont ferroviaire de Sidi-Aïch, attendaient qu'on leur jette des morceaux de pain du train !
En 1987, j'allais couvrir le quarantième anniversaire de l'indépendance de l'Inde pour le mensuel Parcours Maghrébin. Ce fut l'occasion d'un long périple à travers plusieurs villes de ce fabuleux sous-continent. J'avais croisé les petits cireurs indiens qui s'ingéniaient à placer discrètement une saleté sur votre chaussure avant de vous offrir leurs services. Victime à Bombay de leur stratagème, j'ai traîné la saleté jusqu'à trouver un robinet public pour l'enlever moi-même. Car, de ma vie, ne pouvant oublier les «yaouled» du square Bresson, je ne me suis jamais fait cirer les chaussures, sinon par les machines que l'on trouve dans certains hôtels. J'ai essayé parfois de me convaincre qu'en-dehors du contexte dans lequel j'avais connu cette pratique, cela pouvait être considéré après tout comme un service aussi noble et utile que celui d'un cordonnier ou d'un dégraisseur. Mais mon esprit s'est toujours révulsé à cette idée. L'image du cireur m'est toujours restée attachée à la peine et au sentiment d'injustice que j'avais éprouvés, enfant. D'ailleurs, dans toutes les langues et cultures, l'expression «cirer les chaussures de quelqu'un», certes figurative, est le symbole d'une déchéance et, plus grave encore, d'une soumission.
De retour d'Inde, mes souvenirs réveillés, j'avais essayé de me documenter sur les cireurs d'Alger. Puis, j'ai poursuivi cette recherche à chaque fois que j'en ai eu l'occasion, notamment avec l'apparition d'Internet. Ce que j'avais perçu dans mon jeune âge n'était qu'un aspect de la réalité. En-dehors de faire reluire les cuirs, ces cireurs avaient été utilisés de bien des manières. On les avait d'abord transformés en personnages de cartes postales et de caricatures pour produire un folklore bon enfant et en faire des sortes de poulbots parisiens, façon indigénat. On les montrait heureux de leur situation dans des mises en scène parfaitement étudiées. J'imagine qu'on les arrangeait, qu'on époussetait leurs costumes, leur glissait des pièces pour jouer cette comédie du bonheur, comme pour d'autres personnages des «scènes et types». Peut-être a-t-on utilisé les mieux portants d'entre eux, sinon des mannequins... Car, dans ma mémoire lointaine, mais marquée, ils étaient plutôt faméliques et tristes, durs et amers. Des photographies réalistes sont venues confirmer mes souvenirs.
J'ai découvert qu'ils avaient fait l'objet, en 1942, d'une chanson de Maurice Chevalier intitulée Ali Ben Baba. Le texte, apparemment débonnaire, reflète bien la vision que l'on voulait donner d'eux : «Dans la ville d'Alger/ On voyait circuler/ Un tout petit cireur/ Joli comme un cœur// Il cirait par-ci/ Il cirait par-là/ Quel petit amour/ Qu'il y avait là// Toujours soigné, toujours bien lavé/ Une fleur dans ses cheveux frisés/ Il n'arrêtait pas/ Ali Ben Baba// Quand on le regardait travailler/ Rue d'Isly en plein milieu d'Alger/ On le montrait du doigt/ Ali Ben Baba// Il possédait le secret du joli travail bien fait/ Il était aussi charmant qu'excellent commerçant/ Toujours soigné, toujours bien lavé/ Une fleur dans ses cheveux frisés/ On souriait à Ali ben Baba/ A la banana rhanana !/ Rhanana !/ Ali ben baba/ Trabaja la Moukère/ Trabadja bo// Il cira tant et tant/ Il eut tant de clients/ Qu'il s'en vint à Paris/ Loin de son gourbi».
Par la suite, Ali Ben Baba devient un riche patron, s'attirant toutes les «Fatma de Paris», vivant tel un «vrai pacha», etc. Inutile de commenter.Image d'Epinal de l'Algérie, les cireurs ont été aussi utilisés politiquement. Le 24 mai 1958, alors qu'Alger est en ébullition et que la IVe République française s'écroule, préparant le retour du général de Gaulle, une motion d'un «Comité de Salut public des Yaouled» est publiée et adressée au Gouverneur général, Soustelle. Ses prétendus auteurs sont cinquante cireurs hébergés dans une «Maison des Yaouled». A quoi pouvait servir celle-ci s'ils continuaient à cirer ? Ils souhaitent que leurs camarades, «des centaines d'autres» précisent-ils, soient pris en charge dans des foyers comme le leur. Le texte affirme surtout qu'ils veulent «être bons Français dans une Algérie qui, au milieu de la joie, n'oublie pas ses misères».
A chaque fois que je découvre quelque chose sur ces enfants qui ont marqué mon enfance, je suis toujours surpris par leur terrible et extraordinaire utilisation pour le tourisme colonial et la propagande. Rare exception, celle de Mireille Miailhe, peintre communiste qui expose à Paris, en 1953, ses dessins sur le procès des membres de l'O.S. et la condition du peuple algérien. «Qui pouvait mieux dire que les dessins de Mireille Miailhe l'épouvantable existence des enfants algériens à l'époque de la colonisation, celle des petits cireurs de chaussures des rues d'Alger ou celle des enfants sans école...», écrira Henri Alleg. A Alger, comme dans toutes les villes d'Algérie, ils contribuaient, à leur corps défendant, au grand cirage du système colonial.
Quand vint l'Indépendance, en cet éblouissant juillet 1962, je me trouvais parmi les millions d'enfants algériens participant activement à la liesse. Ces journées furent pour moi l'apothéose de la joie. Plus tard, j'appris par mon père qui me savait sensible à leur sort, que les cireurs avaient été réunis pour mettre le feu à leurs boîtes et entrer à l'école. Ma joie monta de plusieurs crans. Plus tard encore, j'appris, par plusieurs témoignages, que cela avait commencé à la Salle Pierre Bordes (auj. Ibn Khaldoun). Hadj Omar, futur metteur en scène brechtien du TNA et frère du grand chanteur et compositeur, Missoum, père de la chanson moderne algérienne, avait interprété Des roses blanches pour ma mère, l'histoire d'un petit cireur de La Casbah à la recherche de médicaments pour sa mère mourante.
Devant les spectateurs en larmes et dans un concert de youyous, le président Ben Bella, présent dans la salle, serait monté sur scène et aurait annoncé alors la décision de mettre fin à la situation des enfants cireurs. Aujourd'hui encore, certains rattachent cet acte à toutes les mesures démagogiques qui furent prises alors. C'est leur droit, d'autant qu'on ignore comment se poursuivit ou non l'opération. Comme c'est le mien, dans ma mémoire d'enfant de l'indépendance, de conserver ce fait comme un acte d'une formidable grandeur. Et de le considérer, dans ma conscience d'adulte, comme un exemple rare d'effet de l'art sur la réalité.
Il se trouve que mon dentiste, Mohammed, a placé en face de son fauteuil une photographie d'un de ces «yaouled». A chaque fois que je me résous à aller chez lui, elle déclenche en moi tant d'émotion et de souvenirs qu'elle atténue la douleur des soins.
Avant-hier, cinquante ans après l'indépendance, c'est à eux que j'ai pensé, me demandant ce qu'étaient devenus tous ces cireurs de ma génération. J'ai pensé aussi qu'en les appelant «yaouled», ce qui signifie enfant, on avait en quelque sorte tracé le destin essentiel de toute la descendance indigène, ce nom étant appliqué aussi aux porteurs de couffins.
Le Glacier est fermé depuis des années. Quand je passe devant son rideau rouillé, l'odeur de la grenadine d'antan me remonte au nez avec ses douceurs et son amertume. Je regarde les vendeurs de devises alentour. Seraient-ils les descendants des cireurs d'autrefois ?
J'ai donc pensé à eux sans les convoquer dans mon esprit. Ce sont eux qui s'y sont invités. J'ai pensé à eux et à tous ceux qui se sont levés et sont tombés pour que notre Algérie, qui nous fait tant de bien et tant de mal, vive enfin.


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