Saint-John Perse. Le poète affirme ne pas savoir pourquoi il a choisi ce pseudonyme qui résonne si fort en anglais qu'il se résout un jour à l'abréger en St J.Perse de crainte que « cela ne parût étranger ». Cette crainte, curieusement, lui vient en situation d'exil sur un territoire anglophone, aux Etats-Unis, à partir de 1940. Il était trop tard pour faire mieux en français. Trop tard pour s'en tenir à son vrai nom, Alexis Leger privé de son accent pour faire moins léger en français sonnant et trébuchant. Trop tard. L'injonction anglophone lui avait été signifiée de manière définitive. Saint-John Perse. « Le nom choisi ne le fut point en raison d'affinités, de réminiscences, ou de références d'aucune sorte, tendant à ne rien signifier ni suggérer d'intellectuel : échappant à tout lien rationnel. Il fut librement accueilli tel qu'il s'imposait mystérieusement à l'esprit du poète, pour des raisons inconnues de lui-même, comme dans la vieille onomastique : avec ses longues et ses brèves, ses syllabes fortes ou muettes, ses consonnes dures ou sifflantes, conformément aux lois secrètes de toute création poétique. » La confidence est celle d'un poète qui réitère le mystère de la poésie en adoptant un pseudonyme venu d'un ailleurs qui préfère la musique des mots au jeu double (au moins) des nationalités et des langues nationales. Saint-John Perse. Un pseudonyme transnational au départ, devenant « trop » anglophone pour le diplomate français au moment d'élire un domicile double et forcé aux Etats-Unis et dans la poésie, après avoir été limogé de son poste de secrétaire général du ministère des Affaires étrangères, déchu de la nationalité française, radié de l'ordre de la Légion d'honneur par le gouvernement de Vichy. Comment ne pas croire à une prédestination somme toute naturelle en poésie ? La France, par un coup de force, bannit Leger qui opte résolument pour une carrière bénie qui le fera Saint-John Perse à vie, à l'anglaise, consolidée de manière définitive en langue française sur les bases d'une existence américaine. Quand l'histoire se mêle du destin de certains hommes, il lui arrive de transformer en hasard troublant des choix qui semblent imposés. S'imposant à la première heure à celui qui ne se réclamera toujours que du français, tout se passe comme si, dès le départ, le rendez-vous américain était déjà pris à la faveur d'un faux nom qui reste anglophone malgré l'allègement en St-J. Perse qui ne résistera pas au temps. C'est en toutes lettres, en pleine résonance étrangère, que l'un des plus grands poètes français sera consigné dans les livres et les mémoires. « Si on me fait partir, ce n'est pas eux, c'est moi qui fais la bonne affaire. » Autre confidence d'Alexis Leger qui pressent, en mai 40, un limogeage qu'officieusement Mme de Portes, l'influente maîtresse de Paul Reynaud, n'aura de cesse d'obtenir pour l'offrir officiellement à tous ceux, collègues et ennemis, qui avaient vu d'un mauvais œil monter dans la carrière un petit fonctionnaire anonyme, trop vite, trop haut, sans respecter les paliers de l'usage diplomatique. Le fonctionnaire était brillant, remarqué par Aristide Briand qui assure la rime dans une vie qui sait si bien inventer dès qu'il s'agit d'un poète. Devenu le petit protégé du puissant président du conseil, Alexis Leger grimpera rapidement les degrés successifs d'une carrière brillante et singulièrement exclusive dans l'administration centrale : d'abord expert politique à la conférence internationale de Washington sur la limitation des armements et les questions d'Extrême-Orient (c'est là qu'il se fait remarquer par Briand), il occupe les postes de directeur-adjoint, puis directeur des affaires politiques et commerciales, chef de cabinet du ministre, et enfin secrétaire général du Quai d'Orsay entre 1933 et 1940. C'est à cette date que ses ennemis l'attendent comme à un mauvais tournant que prend la guerre contre les pacifistes dont fait partie Alexis Leger, Saintleger Leger (autre pseudonyme tôt abandonné). Alexis Leger, brusquement, est lourdement allégé de toutes ses charges professionnelles et citoyennes. C'est Saint-John Perse qui fait la bonne affaire. A lui, les lieux d'exil et les sentiments de l'exilé, co-producteur d'une réalisation poétique à la française avec un pseudonyme génial qui assure le choc entre les dentales et les sifflantes, les syllabes longues et brèves, la dureté des consonnes et le silence des voyelles. Depuis longtemps déjà, le pseudonyme annonçait le programme poétique. Dans l'exil américain, Saint-John Perse trouve ses lois secrètes d'inspiration et d'expiration. A pleins poumons, Les Souffles océaniens interdits d'éloges (publié en 1911), et L'Océan absent de la remontée vers la mer (Anabase rédigé à partir de 1916), envahissent l'univers persien de l'exil outre Atlantique. Sur toutes les faces de ce monde de mots qui s'ouvre au nouveau monde, la porosité du désir exacerbé ouvre des portes inédites à des recueils de pure splendeur : Vents (1945), Amers ( 1957). Vents amers de l'exil qui oblige à tout reprendre, tout redire. Depuis le début. Tout à reprendre et redire dans l'univers indivis du poète qui affirme une condition humaine plus digne de l'homme originel, dans l'errance où la gloire se bâtit sur les sables, où l'exilé s'élit un lieu flagrant et nul comme l'ossuaire des saisons. Là, l'histoire grève sa grandeur et ses empires, échouant sur la grève d'où s'élève la plainte de Saint-John Perse : (... ) la même plainte sans mesure. « A la poursuite, sur les sables, de mon âme numide. » Dans l'exil, ne garder que la parole de vivant pour proclamer la grandeur de son âme numide, résistante et rebelle à l'ordre des civilisations mortifères, lavée à la haute table de la mémoire. Ame numide, légère et humide. Leger et Numide. Pour réussir la tournure des mots, Saint-John Perse n'était pas de trop. Pas plus que l'injure et l'insulte faites injustement à son âme française. Déchu d'une profession haute, le poète s'est donné une fonction plus haute, fragile comme une lampe d'argile. « Oui, si d'argile se souvient l'homme. Et c'est assez, pour le poète d'être la mauvaise conscience de son temps. »