La question peut paraître sinon banale, à tout le moins désagréable, tant la réponse semble couler de source et s'imposer comme une réalité auto-évidente qui se passe de tout exercice de vérification : de la Loi fondamentale au livre scolaire, n'est-il pas répété à l'envie que les Algériens sont les citoyens d'un Etat souverain ? Le soupçon est d'autant plus malvenu qu'il s'agit en l'espèce d'un peuple qui a arraché sa libération après avoir subi, cent trente deux ans durant, les statuts avilissants de l'indigénat et du « second collège ». Soit. Toutefois, l'expression narrative ou juridique de la citoyenneté est une chose, son affirmation effective, c'est-à-dire civique, en est une autre. Or il y a loin entre la citoyenneté « sur le papier » et la citoyenneté « sur le terrain ». Etre les deux versants, l'écart est plutôt important. Est-on fondé, en effet, à célébrer la citoyenneté tout en refusant aux citoyens leurs droits fondamentaux à la participation politique et à l'autonomie morale ? Peut-on se revendiquer de la citoyenneté lorsque l'on consacre dans le même temps les rapports inégaux de patrons à clients comme idiome social et politique prégnant sinon exclusif ? Discourir, disait Roland Barthes, c'est assujettir : si le terme de citoyen a gagné en publicité, l'exercice de la citoyenneté, lui, a plutôt perdu en efficience. Qu'est-ce qu'être citoyen et qu'est-ce que la citoyenneté ? Avant de dire ce qu'est la citoyenneté, il est de bonne méthode de dire ce qu'elle n'est pas. La citoyenneté n'est pas une propriété naturelle, non plus un attribut universellement répandu par la providence, mais bien plutôt la forme terminale d'un processus de division du travail politique. Un processus qui a permis la réalisation de deux idéaux politiques solidaires : l'égalité politique entre les hommes et l'affirmation de l'individu comme sujet moral autonome. Loin d'être un don du ciel, la citoyenneté est saisie comme l'acte de naissance de la modernité politique subséquent à l'effondrement de la féodalité. Le grand sociologue allemand Ferdinand Tonnies a été l'un des tout premiers à saisir la portée de cette mutation sociologique de la communauté à la société. Dans la première configuration - archétype social correspondant à l'âge féodal -, l'homme, soumis au contrôle social continuel du groupe (l'ethnie, la tribu, la famille, la confrérie, etc.), s'identifie par ses liens primordiaux à la communauté d'appartenance. Dans la seconde, l'individu, émancipé du contrôle tutélaire du groupe, s'affirme comme un sujet social et moral autonome. En somme, là où l'appartenance à la communauté s'opère sur un mode exclusif et restrictif (maronite, kabyle, arabo-musulman, etc.), la citoyenneté, elle, se pose bien plutôt comme un lien inclusif et contractuel par lequel « chacun s'unissant à tous n'obéit pourtant qu'à lui-même et reste aussi libre qu'auparavant ». Pour y parvenir, la citoyenneté requiert cependant un statut juridique trinitaire. La citoyenneté se définit depuis les fondations du libéralisme politique au XVIIIe siècle en référence à un corpus de droits civiques qui garantissent l'égalité devant la loi, la liberté (de conscience, de pensée, d'expression) et la sûreté. Elle est aussi, notamment depuis l'instauration de la démocratie représentative au XIXe siècle, un ensemble de droits politiques qui assurent aux citoyens la participation au processus de décision politique par le droit de vote, le suffrage, etc. Mais depuis l'invention de l'Etat-providence au XXe siècle, la citoyenneté se définit également par des droits sociaux tels les droits à l'instruction, à la santé et à la sécurité sociale. La citoyenneté n'est pas qu'un catalogue de droits, elle est aussi un métier à plein temps. Préoccupé par le bien commun, le citoyen est cet acteur social qui s'implique dans les affaires publiques de la cité, s'acquitte de son impôt (d'argent, de solidarité et même de sang). Le citoyen, en démocratie, est cet agent qui, interpellé par sa conscience civique, s'informe sur la conduite des affaires publiques, milite, prend la parole, se positionne, dénonce, sanctionne. Attaché à sa « liberté positive » au moins autant qu'à son éthique du civisme, le citoyen se pose en définitive en homo politicus. La citoyenneté, on l'aura compris, a un coût. Celui-ci se paye par la sortie de l'empire de la communauté et l'entrée dans l'univers cognitif de la Modernité. L'ennui est que l'action conjuguée des logiques politiques, sociales et culturelles (songez au contenu des manuels scolaires) à l'œuvre dans l'Algérie d'aujourd'hui ne semble pas militer en faveur d'un tel affranchissement. Le problème est de savoir comment inventer la citoyenneté, hic et nunc, en présence d'un contexte aussi funeste ?