On avait peur que le costume d'académicien ne l'enferme dans une éternité sentant la naphtaline, il n'en est rien l Amin Maalouf, en formidable conteur, continue de déconstruire les murs entre l'Orient et l'Occident. Dans son dernier livre, Les désorientés (Grasset), il revient dans son Liban natal pour s'y perdre et se retrouver. Un livre lumineux. Dès les premières pages, Amin Maalouf entre dans le vif du sujet et pose des questions existentielles. Un homme a-t-il le droit de quitter son pays - fut-il en guerre - ou doit-il y rester, quel qu'en soit le prix ? S'en suit des lignes savoureuses, profondes. «Tout homme a le droit de partir, c'est son pays qui doit le persuader de rester - quoi qu'en disent les politiques grandiloquents. ‘‘Ne demande pas ce que ton pays peut faire pour toi, demande-toi ce que tu peux faire pour ton pays''. Facile à dire quand tu es milliardaire, et que tu viens d'être élu, à quarante-trois ans, président des Etats-Unis d'Amérique ! Mais lorsque, dans ton pays, tu ne peux ni travailler, ni te soigner, ni te loger, ni t'instruire, ni voter librement, ni exprimer ton opinion, ni même circuler dans les rues à ta guise, que vaut l'adage de John F. Kennedy ? Pas grand-chose ! » Et de continuer à dénoncer la responsabilité (ou l'irresponsabilité) des dirigeants qui prennent leurs concitoyens pour des sujets. Dans ce Liban décrit avec finesse, on reconnaît en filigrane le corps malade qu'est le monde arabe, avec ses despotes et potentats, tout occupés à s'enrichir et à placer leurs proches. «C'est d'abord à ton pays de tenir, envers toi, un certain nombre d'engagements. Que tu y sois considéré comme un citoyen à part entière, que tu n'y subisses ni oppression, ni discrimination, ni privations indues. Ton pays et ses dirigeants ont l'obligation de t'assurer cela ; sinon, tu ne leur dois rien. Ni attachement au sol ni salut au drapeau. Le pays où tu peux vivre la tête haute, tu lui donnes tout, tu lui sacrifies tout, même ta propre vie ; celui où tu dois vivre la tête basse, tu ne lui donnes rien. Qu'il s'agisse de ton pays d'accueil ou de ton pays d'origine ». Que sont nos amitiés devenues ? Un groupe d'amis se disloque à cause de la guerre et se retrouve après le décès de l'un d'entre eux, l'occasion de convoquer le passé, forcément exigeant des explications, réclamant au présent son dû. «Dans Les désorientés, je m'inspire très largement de ma propre jeunesse. Je l'ai passée avec des amis qui croyaient en un monde meilleur. Et même si aucun des personnages de ce livre ne correspond à une personne réelle, aucun n'est entièrement imaginaire. J'ai puisé dans mes rêves, dans mes fantasmes, dans mes remords, autant que dans mes souvenirs.» Amin Maalouf nous emmène là où on a quelques réticences de nous y rendre, en nous-mêmes. Ses questions trouvent écho en nous. Oui, Les désorientés est un livre majeur signé par un Immortel inspiré.