Des dizaines de portraits de femmes assassinées par les groupes islamistes étaient, hier, brandis à la place Karima Belhadj, face à la Grande Poste, à Alger, par des citoyens et militants d'associations de femmes et de victimes du terrorisme. L'appel pour un rassemblement contre « l'amnésie et la libération massive des terroristes », en commémoration du 12e anniversaire de la marche du 22 mars 1994, a drainé une foule nombreuse. Et ce en dépit du fait que plusieurs groupes de manifestants venus de Blida et de Boufarik ont été bloqués par les services de sécurité à la gare ferroviaire d'Alger. Un imposant service d'ordre encerclait la manifestation, pour éviter qu'elle déborde sur la chaussée. Dès 10h, les premiers groupes, constitués surtout de familles de victimes du terrorisme, étaient sur place. « Non à l'amnésie », « Non à la libération des assassins », « Oui au respect de la mémoire des martyrs du devoir national » sont les quelques mots d'ordre inscrits en lettres rouges sur de larges banderoles blanches. « Les victimes honnêtes n'acceptent pas le déshonneur », « AIS terroriste, Bouteflika complice », « Kataline, debahine oukoulou moudjahidine (tueurs, égorgeurs et se disent moudjahidine) », « Arrêtez les terroristes, libérez les journalistes », « Pouvoir assassin », « Oulach smah oulach (pas de pardon) » sont les principaux slogans de ce rassemblement, qui a duré près de deux heures dans le calme et sans aucun incident. Les nombreux passants de ce quartier très commerçant ne sont pas restés insensibles à la vue des nombreuses photos de femmes assassinées. « Nous sommes tous avec vous. La place d'un tueur est à la prison et non dans la rue. Ne sent la douleur que celui qui a le pied sur la braise », lance un sexagénaire à une veuve d'un policier en pleurs. « J'ai vu mon mari se faire cribler de balles devant moi, à Bouzaréah. Il a rendu l'âme dans mes bras et je ne peux oublier ce cauchemar. J'ai toujours cette impression qu'un jour ce pouvoir allait fouler aux pieds le sacrifice de ceux qui ont combattu le terrorisme. Je me demande aujourd'hui, en voyant les Layada, les Ali Benhadj et les autres terroristes libérés, si le régime n'est pas cette main invisible qui guidait les tueurs... », lui répond-elle. A peine la trentaine, Benayada Khedra, mère de trois enfants, incarne le véritable drame vécu par les femmes. Violée par un groupe de terroristes à Boukadir, wilaya de Chlef, son mari l'a chassée de son foyer et s'est retrouvée à Alger, plus précisément à Diar Errahma, avec ses enfants. « J'ai été mise dehors avec mes enfants, puis transférée à l'hôpital psychiatrique sous prétexte que j'étais folle. Or le psychiatre lui-même a affirmé que je ne souffrais d'aucune maladie mentale. J'ai quitté l'hôpital difficilement pour me retrouver dans la rue, avec mes enfants. Les veuves des terroristes sont bien prises en charge et nous, voilà le sort que l'on nous réserve. Ne sommes-nous pas des Algériens ? Si c'est le cas, qu'ils nous le disent », crie-t-elle à l'adresse des journalistes. Pas de pardon Ali Merabet, président de l'Association des familles des victimes enlevées par les terroristes, est également parmi les manifestants, de même que plusieurs membres de son association. « Nous voulons que le sort de nos enfants soit connu en ouvrant les charniers révélés par les repentis. Nous refusons de cautionner la politique de la libération massive des terroristes. Les criminels doivent être jugés pour les actes qu'ils ont commis », dit-il. Tenant la photo de son fils, le père du jeune Boubetra, un militaire assassiné à la rue Bouzrina est là. Son fils a été égorgé à la hache, puis découpé en morceaux sous le balcon de sa maison. Après une absence de plus d'une année, il était venu rendre visite à sa mère lorsqu'il a été accosté à côté de l'immeuble par des terroristes. Les mains et les pieds ligotés avec du fil de fer, il a subi d'effroyables tortures avant d'être exécuté sous le regard des riverains. « Je ne peux pardonner à ceux qui m'ont privé de mon unique fils... », dit-il. Militants et responsables des associations VIE, Djazaïrouna, Collectif femmes du Mouvement démocratique et social (MDS), Collectif des femmes du printemps noir, Tharwa Fadhma n'Soumeur, Rassemblement algérien des femmes démocrates (RAFD) se sont mis au premier plan du rassemblement. La majorité ont pris part à la marche du 22 mars 1994, au moment où le terrorisme était à son apogée à Alger. Durant cette année, la jeune Karima Belhadj, à peine 18 ans, avait été criblée de balles devant son domicile, au quartier des Eucalyptus, alors fief du GIA. C'était l'une des premières femmes qui tombaient sous les balles assassines des tueurs islamistes. Pour lui rendre hommage et rappeler à toutes les consciences les horreurs commises par les terroristes du GIA, de l'AIS, du FIDA, du MIA, du MEI, du LIDD et du GSPC, et qui aujourd'hui sont lavés et blanchis par la justice algérienne. Le même combat est mené, depuis deux semaines, par des dizaines de familles de victimes du terrorisme qui se regroupent chaque dimanche devant le Palais du gouvernement pour crier leur douleur et exprimer leur refus de cautionner la politique du pardon. Elles mènent leur lutte sous le slogan de « Tous les dimanches pour hanter les consciences ». Les manifestants d'hier se sont entendus pour les rejoindre tous les dimanches, eux aussi. Les grands absents de cette manifestation, exception faite pour le MDS, présent à travers son secrétaire général Hocine Ali, restent indéniablement les partis politiques dits républicains, qui se sont de tout temps mobilisés à côté des familles des victimes du terrorisme. « Tant qu'il y a ces femmes résistantes, nous pouvons dire que le combat continue. Il est très difficile aujourd'hui de faire passer les messages. Les espaces médiatiques sont consacrés à longueur des mois aux intégristes ou au pouvoir. Nous organisons de nombreuses activités, mais elles restent occultées... », affirme-t-il. Maître Salah Hanoun exprime sa « profonde compassion » à l'égard des familles des victimes du terrorisme. Pour lui, leur présence à ce rassemblement et à celui du Palais du gouvernement prouve qu'elles vivent une véritable douleur. Un manifestant se rapproche des organisateurs et leur demande à ce que le rassemblement à la place Karima Belhadj soit transformé en rendez-vous hebdomadaire des républicains pour dénoncer la politique du pardon. « Il faut maintenir cette action avant que la place ne change de nom pour devenir celle de Ali Benhadj », note-t-il. Vers 11h, les manifestants ont déposé une gerbe de fleurs à la mémoire des victimes du terrorisme, tout en observant une minute de silence.