Dans deux précédents articles, j'ai fait des constats peu réjouissants à propos des salaires des travailleurs de l'éducation et de l'enseignement. Ces constats sont les symptômes d'un malaise profond que l'Algérie a ressenti à plusieurs reprises depuis l'indépendance, des impasses qui ont débouché sur des secousses maléfiques. Le séisme qui mûrit en ce moment risque d'être encore plus chaotique et désastreux s'il n'est pas prévenu à temps, à cause du contexte politique national mais aussi géopolitique international. En tout cas, même si le tableau paraît contrasté, unilatéral ou alarmiste, on peut dire sans populisme que le pays survit dangereusement dans un système à double vitesse. Malgré des réalisations insuffisantes par rapport à ses besoins et moyens, l'Algérie s'enfonce gravement dans deux logiques antagonistes, celle des nantis et celle des exclus. Cela fait penser à des citoyens d'horizons divers, que ce devrait être l'heure de grandes convergences. Mais nombre de pratiques officielles vont en sens inverse. Si leurs décisions convergent plutôt avec les pressions exercées par des intérêts économiques et géostratégiques étrangers, elles approfondissent, consciemment ou non, des divergences et des fractures au sein de la nation et de la société, alors qu'au niveau des intentions ou des déclarations, il n'est question que de concorde et de cohésion nationale. Il faut non seulement aller à la source des conflits et d'instabilité et aussi tenter de corriger leurs effets néfastes. Il est donc urgent que, à contre-courant des méthodes de pensée unique, les opinions diverses et constructives s'expriment au grand jour. Souligner les dangers ne veut pas dire prendre en compte un seul aspect des choses, le plus mauvais, mais il signifie valoriser les raisons d'espérer en des mobilisations et des solutions crédibles. Premiers enseignements Pour éviter ou dépasser les désastreuses situations d'impasse, la voie la plus féconde passe par les débats et les négociations entre partenaires sociaux et politiques, pour des solutions qui reposent sur des critères mutuellement acceptables. Le principal point de convergence concerne ce sur quoi les parties concernées peuvent et doivent faire des concessions. A mon sens, à l'occasion des conflits sociaux, ce qui doit être sacrifié ou minimisé en premier, c'est l'arbitraire, les ambitions illégitimes de pouvoir ou la poursuite d'intérêts étroits et parasitaires au détriment de l'intérêt général. Ce qui au contraire doit être préservé et consolidé, ce sont les intérêts objectifs de la société, en premier lieu ceux des salariés ou des entrepreneurs qui activent dans le sens de l'intérêt général. Car sans leur labeur quotidien et leurs efforts, sans un niveau convenable du pouvoir d'achat du plus grand nombre et des plus lésés, aucune production suffisante de biens matériels et de services, aucun marché national et consommation de taille appréciable, en un mot aucune croissance économique équilibrée ni climat de confiance national ne seraient envisageables. La mobilisation consciente en vue de négocier sur cette base est-elle illusoire, comme le laissent entendre des voix sceptiques ? En tout cas, les travailleurs et syndicats de l'éducation en ont prouvé la possibilité et l'impact. C'est d'autant plus instructif qu'ils se sont unis sur des objectifs communs indépendamment de leurs appartenances à des sensibilités politiques et idéologiques différentes. Bon exemple de sagesse politique, face aux conceptions selon lesquelles rien ne serait possible tant que tel projet politique ou de société ne se serait pas emparé des rênes du pouvoir. Faudrait-il laisser les citoyens mijoter dans leur souffrance et problèmes quotidiens en attendant ce grand jour ? Pendant que les formations politiques restent fascinées et aveuglées par les seuls horizons de pouvoir celles-ci risquent de s'en éloigner en s'enlisant dans les intrigues, les démarches aventureuses et coalitions sans principe ? Quel préalable pour mobiliser dans la bonne voie ? Ces formations serviraient mieux leur propre intérêt et l'intérêt général en s'investissant dans la défense pied à pied des droits sociaux légitimes, non comme un fonds de commerce politicien mais pour de réelles solutions. Car en même temps, il n'y a pas de meilleurs école et tremplin pour la démocratie que les luttes quotidiennes dans l'esprit de la liberté et de la justice sociale. Les coordinations intersyndicales ont montré que cela consiste à ne pas faire de discrimination, de ne pas trancher au départ et a priori avec qui agir et s'unir et qui faudrait-il écarter de l'action commune. La priorité est d'être à l'écoute de la base et des différents secteurs confrontés aux problèmes réels, pour déterminer, avant tout, autour de quels objectifs sensibles et communs il est nécessaire et possible de se mobiliser. Quand le choix des objectifs communs correspond aux vrais besoins ressentis largement et sans a priori réducteurs, l'action a plus de chance d'être unitaire, constructive et fructueuse. S'agissant du secteur de l'éducation nationale, il y aurait alors plus de chances de consolider les éléments du trépied pétrole, enseignement et démocratie qui est jusqu'ici un support trop fragile et déséquilibré. Il y aurait plus de chances de faire du pétrole un levier pour son meilleur usage et non pour les pires détournements ou gaspillages. Il y aurait plus de chance de promouvoir un enseignement qui satisfasse à la fois le besoin de modernité et l'ensemble des sensibilités aux valeurs nationales légitimes. Plus de chance enfin de faire de la démocratisation non pas une façade, un effet d'annonce ou une idéologie, mais un outil de promotion et de participation des citoyens aux affaires du pays, c'est-à-dire leurs propres affaires. A propos de démocratie, l'enjeu dépasse en réalité le domaine de l'éducation. La façon dont sera géré ce conflit est un indicateur de la voie que prendra l'Algérie : sombrer ou émerger. Il y a la voie qui consiste à prendre en otage un peuple entre deux pôles hégémonistes qui, tour à tour et selon la conjoncture des dernières décennies, passent de l'affrontement tragique aux arrangements sans principe et vice versa, sur le dos d'une société qui, dans les deux cas, en fait les frais. Il y a la voie démocratique que les deux hégémonismes, chacun à sa manière, font tout pour contrecarrer l'émergence d'une société civile, d'un champ politique et d'une sphère étatique qui coopèrent autour du critère objectif et non discriminatoire de l'intérêt commun. C'est pourquoi, au-delà de l'apport des projets de société pertinents ou des programmes préétablis des uns et des autres, il est important de privilégier le terrain, les expériences et les problèmes vécus. Sur cette base, il y a lieu de confronter les propositions même conflictuelles pour en dégager et concrétiser des objectifs communs d'action et des axes de solutions. Les points que j'avance ici s'efforcent d'adhérer à cet esprit. Ils dépassent le cadre des revendications salariales sectorielles et du règlement des conflits au coup par coup. Ils concernent des mécanismes plus globaux qui déterminent fortement et en amont la solution ou le pourrissement des problèmes de l'éducation. La « trilatérale » est justifiée en son principe comme possible instrument régulateur au niveau central. Elle a perdu de son crédit auprès des travailleurs et jusqu'à un certain point auprès des opérateurs du secteur privé. Pourquoi ? Annoncée toujours comme le messie et porteuse en général d'un message déjà ficelé, elle ne fait qu'enregistrer pour les rendre ha/dl des oukases gouvernementaux, avec l'aval usurpé de dirigeants syndicaux désavoués par leur base. Le problème est d'ailleurs plus vaste. Va-t-on faire de l'Etat algérien un véritable Etat de droit dans tous les domaines ? Il ne suffit pas dans les conférences internationales d'en proclamer la volonté ou faire comme s'il existait déjà, mais il s'agit de donner vie et respect à un droit social équitable, bénéfique au monde du travail dans les activités nationales et conforme aux engagements internationaux de l'Algérie. Les instances étatiques Il est normal que l'Etat joue dans cette tripartite un grand rôle, à un triple titre. Il représente un opérateur économique important, (même s'il a commencé à abdiquer cette responsabilité dans des secteurs décisifs, en ne conservant que le privilège abusif de réprimer). Ensuite, l'Etat a sa place et son rôle comme législateur. Enfin, théoriquement, il pourrait être un médiateur et arbitre reconnu entre différents intérêts nationaux. Mais il est absurde et dangereux que dans la « tripartite », le véritable monde du travail, créateur incontournable de richesses et de services, occupe le strapontin d'une officine du pouvoir. Les fanfaronnades médiatiques des faux-représentants parachutés font seulement monter la colère contre un système injuste. Celui-ci, avec la caution trompeuse et les courbettes des clones du pouvoir quel qu'il soit, ne pourra qu'aller droit dans le mur. Il serait dans ces conditions plus productif et plus clair de supprimer officiellement la représentation salariale pour laisser place à un organisme bipartite du patronat public et privé, chargé des relations sur le terrain avec le mode du travail. Les conflits se règlent mieux avec des interlocuteurs valables et quand les données réelles ne sont pas biaisées. Le Conseil national économique et social, (CNES), instance étatique consultative, mérite d'être valorisé et mis à l'abri des pressions. Cet organisme consultat a fait la preuve dans le passé de ses compétences, de sa probité et de son esprit de responsabilité. Ses données généralement fiables et ses analyses impartiales en font l'instrument désigné pour éclairer des domaines complexes et sujets à contestation, afin que les instances de décision de l'Etat ainsi que l'opinion publique et les instances syndicales échappent aux lourdeurs bureaucratiques, aux manigances des groupes de pressions, aux tentations démagogiques, aux approches subjectives. Par exemple, quelle est la part imputable aux salaires dans la hausse ou la baisse de productivité et quelle est la part imputable aux conditions de fonctionnement de l'économie (orientations stratégiques, conjoncture internationale, organisation du travail, intéressement matériel et moral), comment combiner le levier salarial et tous les autres qui interviennent dans le pouvoir d'achat, etc. Loin des calculs de l'épicier ou des économies de bouts de chandelles opposées aux revendications des travailleurs, une approche impartiale ferait ressortir l'importance d'une politique sociale considérée comme investissement global rentable. Elle permettrait de cerner les déperditions et les défaillances dans la gestion aux plus hauts niveaux. Elle soumettrait également à inventaire critique et public les recommandations et expertises internationales intéressées, trop souvent entérinées en vase clos et sans examen approfondi et contradictoire par les exécutifs. Quant au Parlement (Assemblée et Sénat), peut-on parler d'un rôle sérieux à lui assigner, tant qu'il est prêt à voter tout et son contraire, à la demande de ceux qui l'ont fabriqué ? Victimes de cette méthode, les exécutifs sont à leur tour déresponsabilisés et encouragés à faire n'importe quoi, sachant qu'ils n'auront pas à rendre compte à leurs obligés des conséquences économiques et sociales de leurs décisions. Ces exécutifs sont ainsi privés de l'écho des réalités, par des « élus » rendus insensibles et muets parce qu'ils sont les produits d'une cooptation ou d'un quota. L'absence d'un vrai dialogue avec la base sociale, aggravée par les entraves à la liberté d'expression, fait que même des projets ou des incitations positives du pouvoir ne trouvent pas le répondant mérité dans la population. La politique extérieure gagnerait à la diversification active et réelle des relations dans tous les domaines (économique, militaire, politique et culturel), surtout dans les relations qui concernent des puissances ou la superpuissance dont la stratégie et les actes visent ouvertement l'asservissement et l'aggravation des situations de dépendance et d'inégalité. La diversification doit être substantielle et non pas une façade trompeuse des fausses symétries pour masquer l'enfoncement dans la dépendance envers un partenaire pour qui la « coopération » signifie soumission aux besoins du dollar, du Pentagone et de ses réseaux médiatiques. La résistance des instances supérieures du pays aux chantages internationaux multiples n'est effective qu'en appui réel sur le soutien et l'opinion des citoyens en harmonie avec leurs besoins et aspirations sociales et démocratiques. La capacité de résistance est aussi en forte connexion avec la question de souveraineté, de cohésion civique et idéologique nationale.(A suivre)