Nos pédagogues auraient-ils perdu leur âme ? Les citoyens dubitatifs et les parents d'élèves perplexes ne savent plus à quel saint se vouer. A voir les coups de semonce de l'intersyndicale de l'éducation (Cnapest, CLA, Satef et SETE/UGTA) (1), ceux de l'Union nationale des personnels de l'éducation et de la formation (Unpef) et la montée au créneau des syndicalistes du CNES (2), on serait enclin de répondre par l'affirmative à cette question. Mais, à y voir de plus près, on constate que c'est toujours, contraints et forcés, que les formateurs reviennent à la charge en haussant le ton, désertant leurs classes et leurs amphis pour mieux se faire entendre. Toutes ces sonnettes d'alarme tirées avec insistance, et toutes ces actions d'envergure menées, qui suscitent polémiques, soupçons et inquiétudes, semblent laisser de glace une tutelle tatillonne exagérément attachée aux détails des règlements. Si le statu quo perdure, si les pressions persistent contre les syndicalistes du CNES et leurs affiliés, et si aucune action n'est envisagée en vue d'une amélioration des conditions de vie et d'exercice des enseignants, revendications somme toute légitime, il y a risque de voir le mouvement se radicaliser. Après avoir vainement tenté d'attirer l'attention des pouvoirs publics sur leur quotidien délétère, les « profs », constatant que leurs suppliques, trop discrètes et trop contenues, n'ont pas été suivies d'effet, se rebiffent et décident d'un boycott des cours d'une journée, puis d'un débrayage d'une semaine. Pour les enseignants en grève, tout comme pour les enseignés pris en otage, l'année qui s'annonce risque d'être des plus houleuses. Le recours à la grève est un droit inaliénable dans toute république qui se respecte. Recourir à la justice et aux manœuvres de coulisses pour empêcher l'exercice de ce droit constitue une violence qui ne fera qu'accentuer le conflit (3). Il faut percer l'abcès et non l'ignorer. Briser le thermomètre social ne résoudra pas les problèmes. Seul un débat sincère et loyal est à même de contribuer à apaiser les tensions. Et pourquoi pas une table ronde à la télévision nationale entre les différents partenaires, le problème est national. Il implique toute la nation et non seulement les syndicalistes et leur tutelle. Après des années de mobilisation, le constat n'est guère reluisant (4). Aux pressantes sollicitations du corps enseignant, l'administration oppose une résistance tous azimuts allant jusqu'à faire déclarer par la justice l'illégalité de tout mouvement d'arrêt de cours. Quoi de neuf cette année à l'université ? Si l'on se réfère aux dires des responsables du secteur, on ne peut s'empêcher de penser que tout va pour le mieux. La situation, selon eux, est bien maîtrisée. Les grondements de la rue apportent cependant d'autres échos, bien plus dramatiques. Sit-in, grèves et arrêts de cours ne sont pas pour apaiser les esprits. Une réforme en filigrane (5) présentée comme un « sésame », alors que sa mise en place effective présente des lacunes irréparables, des profs en colère que personne n'écoute, et qui se rebiffent, une rupture du dialogue avec une tutelle en mal de communication, et donc une grande agitation en perspective et beaucoup de points d'interrogations. Revoilà l'université à son point de départ, en pleine tourmente. Le moment semble venu de faire le point, ou tout au moins d'essayer d'y voir clair. S'interroger sur l'institution, creuset du savoir et de la connaissance, revient à s'interroger sur ses gestionnaires, ses enseignants et sur ses étudiants qui campent aujourd'hui dans des amphithéâtres surpeuplés traversés par d'immenses courants d'air. Cela revient aussi à s'interroger sur le présent et sur l'avenir de notre société, sur ses échecs, ses réussites. Lorsque les futurs cadres de la nation sont abandonnés à leur sort, lorsque ceux qui contribuent de manière irremplaçable à la vie de la culture et des savoirs ne jouissent d'aucune considération, lorsque la mission éducative n'est plus considérée à sa juste valeur par ceux-là même qui ont pour mission de la défendre, et lorsque enfin la formation est assimilée à une activité secondaire, voire mineure, il ne faut pas s'attendre à des miracles. En fait, la sclérose de l'université algérienne ne date pas d'aujourd'hui. Les ouvrages de spécialistes sur la question, les actes de colloques, les « unes » de la presse et des médias ont, largement et à maintes reprises, évoqué le marasme. Faire le procès de tel ou tel enseignant parce qu'il ne remplit pas convenablement sa tâche ou de tel ou tel responsable parachuté qui abuse de ses prérogatives ne servira qu'à exacerber les passions. Le malaise a des causes profondes. Face à la dévalorisation de leur mission, les enseignants sont comme tétanisés. Les plus hardis ont fui vers des cieux plus cléments. Les autres ont fini par opter pour l'exil intérieur. Bref, le sacerdoce du professeur fait partie du passé. Le métier est devenu difficile à vivre. Côté jeunes, l'inquiétude est à son comble. Voyant leurs aînés abandonner leurs études en cours de route, ils se demandent à quoi bon peut leur servir un diplôme universitaire, alors que le nombre de diplômés chômeurs ne cesse d'augmenter. Comment peut-on se dire pour le progrès et le développement et en même temps faire peu cas de ceux qui y contribuent ? Comment tolérer que notre jeunesse soit prise en otage dans un conflit qui la dépasse ? N'est-il pas illogique et scandaleux d'augmenter substantiellement et dans la discrétion la plus absolue les salaires des hauts cadres de la nation, alors qu'à celui qui les forme, on offre des miettes ? Tout cela fait grincer les dents. Sur le papier, les solutions aux problèmes sont légion et les termes du débat paraissent limpides. L'application reste cependant sujette à caution, par manque d'imagination et surtout par absence de volonté politique forte, condition sine qua non pour avancer. Comme toujours, les responsables ne regardent jamais dans le rétroviseur. A chaque conflit, ils privilégient les louvoiements sournois et les manœuvres occultes au véritable dialogue. Nécessité d'une stratégie intélligente Si l'enjeu est de bâtir une université digne de ce nom, un haut lieu du savoir, un réservoir de matière grise et un laboratoire d'idées et d'expériences innovantes, un changement radical des structures et des mentalités est nécessaire, tout comme est indispensable une politique de communication efficiente et stratégique. Le pari de la démocratisation a été gagné sur le plan quantitatif. Il reste encore à le réussir sur le plan qualitatif. A côté du grand nombre d'échecs, de la qualité de la formation et de l'absence de débouchés, il nous faut signaler les difficultés pédagogiques, les obstacles institutionnels et les handicaps personnels. Ces difficultés ne sont pas insurmontables. Nous avons eu à le constater. Malgré l'hémorragie des départs en exil, l'université algérienne est fière de disposer encore d'un personnel de haute valeur scientifique qui s'acquitte dignement de sa tâche, qui mène des activités d'enseignement et de recherche, et qui a un sens profond de ses responsabilités et une vision claire de la mission à remplir. Mais, lorsque l'on fait le parallèle avec des pays de niveau de développement comparable, le tableau de notre système d'enseignement apparaît peu réjouissant. Il y a tout d'abord l'acte d'apprendre qui doit être repensé. Pour commencer à construire le concept d'acte éducatif, il est des questions à se poser. Quelle relation ? Entre quels enseignants et quels élèves ? Pour quelle formation, c'est-à-dire pour quels adultes de demain ? Pour quelle société ? Dans quel système ? Placé au centre du système en tant que moteur principal dans la relation éducative, l'enseignant n'est pas toujours conscient de ses propres comportements, du fonctionnement des systèmes qui l'entourent et de sa place dans le système. La communication pédagogique doit s'imposer comme instrument premier de la mission de l'enseignement. Cela suppose une pédagogie adéquate, une stratégie intelligente et un désir d'une relation interactive chez l'enseignant ; mais cela suppose également chez l'étudiant le vouloir apprendre et une pédagogie de l'entendement. Or, pour l'heure, cela ne semble guère évident. Les techniques et les outils d'information et de communication ont d'ores et déjà profondément remis en cause la pédagogie : cela, on le sait. Une nouvelle logique d'acquisition du savoir et de la transmission des connaissances se met en place grâce aux nouvelles technologies. Ce que l'on sait aussi, c'est que les méthodes d'enseignement sont aussi bousculées que les contenus, en raison de la médiation entre le savoir et l'apprenant. Mais ce que l'on sait moins, c'est que les techniques et outils, quelle que soit leur performance, ne sauraient installer une substitution aux méthodes qui privilégient la relation personnelle, l'expérience, le travail en équipe, pour lesquels les profs retrouvent leur rôle originel. L'acte pédagogique dans un univers scolaire ou académique se fait encore aujourd'hui dans le cadre d'une interaction basée sur des rapports directs, sur une communication directe qui n'est pas prise en charge par la technologie, telle qu'elle se présente actuellement dans notre pays. Mais cela ne saurait durer. Les enseignants ont abondamment palabré sur les forces d'inertie et leurs illusions pédagogiques. Ils ont maintes fois dénoncé les carences et les dysfonctionnements. Malheureusement, leurs lancinantes interrogations sont demeurées sans écho. Enjeux considérables Les résistances au changement demeurent encore assez fortes. Le moment est peut-être venu de rénover l'idée de rénovation. Les bouleversements ne sont pas seulement engendrés par la révolution informationnelle qui s'instaure et les NTIC qui, progressivement et radicalement, sont en train de transformer l'accès aux connaissances et tout le système pédagogique, mais, au delà de la rénovation des structures, des contenus et des méthodes, il y a lieu de se préoccuper des ressources humaines. Un énorme effort de communication et d'information reste à faire au sein de la communauté universitaire. Or que constatons-nous avec regret ? La communication fait cruellement défaut aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur des campus. L'université algérienne tout comme d'ailleurs l'école ne se transformeront pas miraculeusement par l'action d'un gouvernement, aussi habile soit-il. Toutes deux doivent compter sur elles-mêmes et prendre des initiatives. Encore faut-il qu'on le leur permette. Lorsque la quête est encore à la démocratisation de la gestion administrative, au statut des enseignants, au logement décent et aux conditions de vie et de salaire acceptables, lorsque le seul dialogue possible entre partenaires se déroule face aux juges des tribunaux, il y a de quoi désespérer. L'échec scolaire n'est pas à imputer au niveau des étudiants qui baisse, mais à la qualité de l'enseignement. Celle-ci n'est pas une panacée. La vocation, une dose de réalisme teintée de modestie et tempérée par un certain degré d'abnégation sont nécessaires pour assurer convenablement cette fonction qui frise le sacerdoce. Néanmoins, harcelés par mille et un problèmes, les enseignants n'arrivent plus à exercer convenablement leur fonction. Ils n'arrivent plus à s'adapter aux aléas de leur quotidien, et le niveau et la qualité des cours dispensés en prennent un sérieux coup. Enseigner n'est pas seulement une question de méthode ou de pédagogie, c'est aussi un art qui ne peut s'exercer que dans la sérénité totale. Nous en sommes encore loin. De gros efforts restent à faire pour redonner à l'université et à l'école républicaine la place qui leur revient dans la société algérienne. Mohamed Boudiaf, qui a qualifié cette dernière de « sinistrée », n'avait pas tort. La reculade a lourdement hypothéqué des générations entières. Lorsque l'on observe la situation d'assez près, l'on constate avec plaisir que, malgré les coups de boutoir des lobbies de la stagnation, le forcing des conservateurs et le zèle de bureaucrates indécrottables, l'institution tient toujours debout et tente même de se redresser. Les maîtres mots du débat devraient être, aujourd'hui, le combat contre l'échec, la lutte pour la qualité de l'enseignement et l'éradication de la violence sous toutes ses formes. Hors de ces priorités, c'est la fin du système éducatif et du système universitaire, la fin du droit pour tous à une éducation de qualité et à la même instruction et, donc, la fin d'une utopie. Au lieu de s'échiner en vain à vouloir réintégrer les cerveaux en fuite, les responsables politiques devraient d'abord se préoccuper des postulants au départ définitif, de plus en plus nombreux ces dernières années. Les enjeux sont considérables. Si nous ne parvenons pas à comprendre et à faire comprendre l'urgence de la prise en charge des problèmes et des multiples dysfonctionnements, ainsi que la nature des changements nécessaires, nous demeurerons et pour longtemps des marginaux du progrès et du développement. Notes de renvoi : 1)Cnapest : Conseil autonome des professeurs de l'enseignement secondaire et technique Untef : Union nationale des travailleurs de l'enseignement et de la formation CLA : Conseil des lycées d'Alger 2)CNES : Conseil national des enseignants du supérieur. 3)Le CNES (par la signature de son coordonnateur) déplore dans une correspondance, adressée au ministère de l'Enseignement supérieur (1er avril 2006), le recours de l'administration à des huissiers de justice aux domiciles des syndicalistes. 4)Un nouveau mouvement de grève est prévu pour les 17 et 18 avril et à partir du 13 mai le CNES va délibérer pour le lancement d'un préavis de grève illimité... 5)Le système LSD : Licence-Master-Doctorat.