Plus personne ne croit aux arguments pseudo monétaristes qui fondent le refus du gouvernement de relever les salaires de la fonction publique. A chacune de ses sorties, il évoque le volume de la fiscalité ordinaire, le taux de croissance ou le niveau de nos exportations hors hydrocarbures. Or, peut-il légitimement opposer ces indices sachant que leur amélioration est exclusivement tributaire de sa responsabilité ? Les enseignants, les médecins, les chercheurs, les vétérinaires... disposent-ils d'un quelconque pouvoir en la matière ? Depuis longtemps, l'austérité réprouve sévèrement les fonctionnaires. Durant la décennie noire, quand le pays était au bord du gouffre financier, ils ont subi stoïquement leur sort, continuant à assumer les fonctions qu'on disait vitales pour l'Etat, dans les conditions que tout le monde connaît, pendant que d'autres fructifiaient le chaos pour amasser des fortunes qu'ils arborent aujourd'hui sans pudeur aucune. A présent, les choses ont changé. Mais les salaires des agents de l'Etat demeurent parmi les plus bas de la planète. Cet avantage comparatif - comme aiment à le dire les économistes - ne se traduit pas par une augmentation des exportations (hormis l'exportation des cerveaux avec le meilleur rapport qualité-prix s'il vous plaît !). Cela ne génère pas non plus une productivité croissante de notre économie. Ils engendrent, au contraire, une corruptibilité accrue de notre société comme le montrent les feuilletons qui ont défrayé la chronique de ces dernières années. Les causes de nos déconvenues économiques sont donc à rechercher ailleurs que dans les poches des travailleurs. Quant au bas rendement de notre fiscalité ordinaire, nous attendons avec impatience la mise en pratique des réformes promises. Les fonctionnaires, eux, peuvent s'enorgueillir d'être en règle de ce côté. Mais ce que l'on constate est tout simplement génial. La parade au moindre effort est toute trouvée. On devrait en faire profiter les gouvernements des pays développés. On laisse le système fiscal végéter dans un état archaïque et on justifie le gel des salaires par le bas niveau des recettes. Aujourd'hui, par la grâce de miracles paranormaux, l'Etat algérien est courtisé pour les faramineux et subits excédents financiers dont il dispose et qui ont tant manqué à notre pays. Bien des choses auraient pu changer déjà. Mais, et il est malheureux de devoir le rappeler, l'histoire prouve chaque jour qu'aucune politique monétariste ne peut faire avancer un pays sans un projet volontariste de développement global. Nul progrès n'est possible sans un peuple formé et soigné. Et c'est précisément dans le rôle de l'Etat que de consacrer la totalité des moyens qu'il réunit pour faire face aux défis collectifs présents et futurs qui se posent à la nation. Des études comparatives montrent que l'Algérie et le Canada, deux pays riches en ressources, présentent de fortes similitudes. Mais, et c'est le bon sens, leur niveau de développement, très contrasté, dépend presque exclusivement des politiques de ressources humaines mises en œuvre par ces Etats et des moyens qui y sont consacrés. Qu'en est-il dans notre pays ? Le spectacle qu'offrent nos établissements scolaires et universitaires est affligeant. Le montant ridicule des bourses offertes à nos bachelières, (30 DA/jour), pousse certaines d'entre elles à vendre leur corps pour financer leurs études. L'image de misère que renvoient les enseignants, nos chercheurs, nos médecins du secteur public... a des effets ravageurs sur la conscience sociale des nouvelles générations. Mise à côté de l'apparence flamboyante de réussites douteuses (toutes ces success stories, qui se sont avérées être que de la délinquance de haute facture) elle produit des conséquences dévastatrices au niveau symbolique. Comment un professeur peut-il susciter de l'intérêt chez ses élèves devant cette merveille qu'est le tableau périodique des éléments chimiques, devant la beauté de telle théorie ou de telle œuvre artistique ou philosophique ; comment peut-il leur expliquer les vertus du travail alors que son propre statut social milite à chaque instant en faveur du contraire. La part budgétaire allouée par notre pays à l'enseignement est certes parmi les plus importantes en valeur absolue, mais elle demeure et de loin la plus insuffisante eu égard aux besoins de financement (le tiers de la population est concerné directement par l'enseignement). Par leurs réactions citoyennes, les enseignants, à l'image d'autres travailleurs de la fonction publique, ont prouvé que beaucoup de choses restent saines dans notre pays. La série de grèves et de protestations, de fréquence croissante, qui a secoué ses dernières années le secteur de l'enseignement, reflète leur forte détermination à retrouver un minimum indispensable de dignité sociale et à redonner au système scolaire la place et la qualité qu'il n'aurait jamais dû perdre. Généralement animées par des syndicats autonomes isolément, ces actions portent sur des revendications salariales, de statuts, de retraite et de libertés syndicales, mais aussi des questions liées à l'état de droit à l'école. Ces arrêts de travail, souvent très éprouvants et qui n'ont pas l'air de décliner en intensité, n'ont pas encore réussi à faire aboutir ces revendications, même s'ils ont eu le mérite de poser avec force leur caractère aigu. Cela n'a pas découragé les travailleurs et leurs représentants à poursuivre leur lutte même si elle a été sanctionnée par l'échec, faute de culture du dialogue de la part des autorités, mais aussi de maturité syndicale. Nous constatons qu'un scénario semblable se répète depuis de nombreuses années dans divers secteurs de la fonction publique : à chaque fois que les travailleurs protestent, leur tutelle respective exprime son incompétence en matière de salaires, de statuts et de retraite. On leur oppose que ces revendications sont du ressort du gouvernement et que le syndicat d'un secteur n'est pas habilité à négocier de questions qui touchent à l'ensemble des travailleurs de la fonction publique. S'apercevant que leur insuccès provient de leur isolement, des syndicats de l'enseignement ont initié une coordination intersyndicale dite CITE qui a déjà à son actif deux grèves très largement suivies par les travailleurs. Mais les mêmes causes produisent les mêmes effets. Ces actions, bien que coordonnées, ne semblent pas nous rapprocher de la fin souhaitée, du fait de leur isolement par rapport aux autres secteurs de la fonction publique. A terme, elles peuvent même engendrer chez les travailleurs un sentiment de lassitude et d'impuissance. En plus des nombreuses journées de travail perdues, pour les professeurs et leurs élèves, qui demanderont un surcroît d'efforts au moment de les rattraper. Auparavant, une douzaine de syndicats autonomes de divers secteurs se sont déjà regroupés au sein d'un Comité national des libertés syndicales (CNLS) qui a prouvé son efficacité en organisant, entre autres actions, une campagne contre la conclusion du fameux pacte économique et social qui allait être adopté en septembre 2005, en l'absence d'une véritable représentation des travailleurs. Le CNLS avait montré la voie à suivre. Du point de vue de l'unité syndicale tant souhaitée par les travailleurs, on peut estimer que la constitution du CITE est un recul par rapport à ce qui était déjà initié par le CNLS, car ce dernier constitue un cadre plus large (la charte du CNLS a été signée par la majorité des syndicats faisant partie de la CITE). Ce retrait a déjà commencé à donner un effet qui devrait en faire réfléchir plus d'un, à savoir jeter en pâture aux pressions de toutes sortes le secrétaire général du Snapap, syndicaliste courageux très dynamique au sein du CNLS. Les grèves animées par la CITE, bien qu'elles aient eu le mérite de montrer encore une fois la détermination des enseignants à faire avancer des revendications reconnues comme légitimes, n'ont pas abouti à une prise de langue sérieuse avec les pouvoirs publics. Cela pourrait durer longtemps. Elles sont même en train de produire un résultat que d'aucuns parmi les enseignants ne souhaitent pas mettre sur la sellette un syndicat institutionnel (Unpef) qui ne s'est pas toujours montré du côté des travailleurs dans les moments les plus critiques de leurs actions. Ces demi-échecs poussent de nombreux syndicalistes à penser que le moment est donc peut-être venu d'envisager sérieusement des actions communes aux fonctionnaires des divers secteurs pour pouvoir porter leurs revendications partagées au niveau approprié, à savoir le gouvernement. Dans ce sens, l'annonce faite récemment par le Cnapest et le Snapap de la création d'une intersyndicale de la fonction publique vient à point nommé pour confirmer la maturité de cette idée. A moins que des facteurs imprévisibles ne viennent contrarier cette dynamique unitaire, les autres syndicats autonomes adhéreront sans doute à cette initiative dans l'intérêt des fonctionnaires qui les ont mandatés. L'action citoyenne de tous ces syndicalistes et travailleurs qui s'épuisent à mener leur longue lutte, avec les lourds sacrifices que cela suppose, cristallise les espoirs de voir l'Algérie s'installer dans une autre ère : celle du partenariat, du dialogue, du respect et du droit. Aouissi Mohamed Ou-Salem, Kasdi Abdallah