La langue arabe distingue, à la différence du français, l'histoire (tarikh), événements passés, de l'histoire (hykaya) récit de ces événements. Richesse d'une langue qui possède des mots qui lui évitent les confusions et les périphrases dans l'expression des idées et la communication de l'information. Ainsi, la langue arabe trace-t-elle une frontière entre le réel (l'événement) et le récit (fiction). Et, qui dit fiction, dit imaginaire et ressources intellectuelles. Quand on raconte l'Histoire en empruntant les chemins du récit, on rencontre fatalement les contraintes des deux histoires (tarikh et hykaya). L'histoire avec un H majuscule est dépendante de l'existence, entre autres, d'archives et de l'identification de leurs origines. A cela s'ajoute les pièges de l'idéologie des scribes qui peuvent parasiter l'événement pour le mettre en conformité avec la vision de leurs maîtres. Quant au récit cinématographique, il a ses exigences car l'art se veut un révélateur de vérités, quitte à rivaliser avec la parole divine. En Algérie, il faut y ajouter la crispation que nous entretenons dans notre rapport à l'histoire. La raison de ce malaise se niche dans le passé douloureux de la colonisation et les humiliations qu'elle a engendrées. Et puis l'instrumentalisation par les pouvoirs en place n'est pas faite pour libérer les énergies et susciter l'envie. Avec la relative ouverture politique arrachée après octobre 88, des œuvres comme «Amirouche» de Saïd Saadi, «Les mémoires» de Chadli ou bien le film «Zabana !» de Saïd Ould Khelifa déclenchent des polémiques et c'est heureux. Bon vent à l'époque des interdictions et de l'omerta et bienvenue à l'ère de la critique qui peut devenir une actrice de la création et non plus une arme insidieuse de mise à mort d'adversaires pour de multiples et sombres raisons. L'intervention du président de «l'association des condamnés à mort» au sujet du film «Zabana !» offre le prétexte de fouiller le rapport entre Histoire et cinéma en Algérie. Chez nous, le film qui s'aventure dans l'Histoire provoque d'emblée des soupçons. Et, pour se prémunir contre les mauvaises surprises de cet enfant terrible, on a voté une loi et créé une commission de contrôle. Pourquoi cet embargo sur les sources précieuses d'acteurs de l'histoire et sur les travaux d'historiens sérieux et reconnus par leur pairs ? Un réalisateur qui écrit un scénario et fait appel à ces acteurs de l'histoire et à ces historiens, n'ignore nullement l'influence de subjectivité et les tours que peut jouer la mémoire victime du temps qui passe. Le réalisateur n'a donc pas besoin du mentor d'une commission ministérielle pour être dans le «vrai». Et puis ce «vrai» est tellement subordonné à la manière de mettre en scène l'histoire qu'il est vain et même puéril de se concentrer uniquement sur le «fond» du scénario. La forme et l'esthétique d'une œuvre peuvent insidieusement «triturer le réel» car la «trahison» ne se niche pas seulement dans le contenu de l'œuvre. L'exemple qui me vient sous la plume, c'est l'utilisation de la langue arabe la plus châtié dans les films algériens alors que dans la rue, chez nous, nous parlons l'arabe algérien ou le «berbère» dans toutes ses variantes. Cette manière de parachuter dans un film une langue, certes belle et riche, est non seulement un déni de la culture populaire du pays mais ne rend pas service au film lui-même. Pensons aux batailles menées ailleurs pour imposer la V.O (version originale) dans les ciné-clubs car la langue du pays fait partie de l'architecture artistique du film. Que dit-on du rapport «histoire et cinéma» dans des pays qui ont «neutralisé» la censure bête et méchante et qui l'ont remplacé par une autre plus insidieuse et féroce, la censure économique ? Pour le commun des mortels, histoire et cinéma ne boxent pas en apparence sur le même ring. Il existe pourtant un rapport spécifique, presque intime, entre le cinéma et l'histoire. En France, un grand historien, Marc Ferro, a étudié ce rapport et il affirme, pour aller vite, que le cinéma c'est l'histoire. Et le Suisse Jean-Luc Godard, dans son célèbre «Histoire du cinéma», arrive – grosso modo et à sa manière toute godarienne – à la même conclusion en faisant l'éloge des capacités du cinéma à marquer les esprits beaucoup plus que certains arts. Pour ces deux grands noms, l'histoire est un récit fictionnel. Et comme le cinéma raconte l'histoire aussi sur le mode fictionnel, il est logique de mettre le signe = entre histoire et cinéma. Pour titiller ces grands messieurs, on peut leur dire qu'ils auraient gagné du temps s'ils connaissaient la langue arabe. Ils auraient évité de longues «palabres» en se rapportant à la langue arabe qui avait tranché la question du rapport entre le réel et la fiction en inventant deux mots différents cités au début du texte. La nature du rapport entre histoire et cinéma implique évidemment la connaissance du réel, ici l'Histoire. Cette connaissance va ouvrir et ouvre des portes nouvelles au cinéma. Les grandes batailles qui se soldent par des massacres, la guerre et son cortège de malheurs, de regards hébétés des victimes (cf. la célèbre photo de la petite vietnamienne pendant la guerre d'agression américaine) ont influencé le regard et la perception des cinéastes pour inventer des formes qui rendent compte de l'insondable souffrance des victimes et de l'âme noire des bourreaux. Maitrise du réel et de l'histoire donc pour conquérir le droit d'élaborer, de confectionner une esthétique et une forme de la mise en scène pour rendre visible les secrets cachés de ce même réel, bref pour arriver à saisir le noyau dur de l'histoire, en un mot «la vérité des choses» qui est la raison d'être de l'art. Pourquoi cette capacité et ce privilège du cinéma à mieux raconter l'histoire ? Avant de tresser des fleurs au cinéma, signalons que la littérature, par le biais du théâtre et du roman, a su raconter – et comment ! – l'histoire. Shakespeare (Richard II) ou Tolstoï (Guerre et paix) ont été les plus grands historiens de l'époque de leur pays. Tous deux, dans une langue superbe, ont su nous faire «goûter» les passions et les rivalités suscitées par le Pouvoir, les vacarmes et les torrents qui meuvent et bousculent le cours de l'histoire. Le cinéma a de grandes capacités à raconter l'histoire parce que, d'une part, c'est un art qui utilise tous les matériaux des autres arts à savoir les mots, la peinture, la musique, le théâtre (comédiens) et, d'autres parts, parce qu'il «reproduit» l'espace et la nature (bruits, soleil, pluie, vents, etc.), autant d'éléments qui donnent de la vraisemblance aux récits historiques. Ainsi les chefs d'œuvres des cinéastes, comme Kubrick ou Abel Gance, informent et imprègnent les esprits mieux que n'importe quel livre d'histoire. Qui mieux que Kubrick nous a fait toucher du doigt la boucherie de la guerre 14/18 dans son film «Les sentiers de la gloire». Qui mieux qu'Abel Gance a fait comprendre le génie d'un Napoléon, manœuvrant loin de son pays dans d'immenses champs de batailles et commandant au milieu de ses soldats son armée face à la coalition des armées ennemies… Oui, le cinéma est un média précieux pour «visualiser» le réel d'une époque et une source «intarissable» d'informations sur les modes de vie, l'urbanisme, l'esthétique d'une époque. La littérature (qui a d'autres qualités) nous laisse imaginer le physique, les habits, l'environnement d'un personnage. La force du cinéma est de nous «familiariser» avec les pays et les époques, «banaliser» le quotidien des personnages que nos lacunes et nos ignorances nous empêchent de se les «représenter». Grâce au cinéma, la moitié de l'humanité connaît les grandes lignes de l'histoire et du mode de vie américain. Toutes les guerres internes et externes, la mafia, la musique, le sport, etc. sont mis en scène et diffusés dans le monde entier. La diffusion de cette culture a imposé le Coca-Cola sur les étalages des épiceries jusqu'au fin fond des lointaines contrées. Ainsi, la dialectique du rapport Histoire et cinéma se résume ainsi : le premier influe sur la forme du second et ce dernier est le meilleur agent de représentation de l'histoire. Après cette réflexion sur l'histoire et le cinéma, attardons nous sur le mystère de certains films devenus des «bibles» dans leur pays. Parce qu'ils ont su créer des mythes autour d'événements qui ont déterminé l'avenir du pays, parce des personnages du cinéma ont créé la légende de héros de l'histoire. La liste est longue de ces films entrés dans l'histoire du cinéma, j'allais dire dans l'histoire tout court. Je Je citerai deux films pour leur beauté mais aussi pour les sujets abordés : le rapport avec le fait religieux et l'attitude face à la mort, problèmes philosophiques qui ont taraudé l'Homme depuis pratiquement son apparition sur Terre jusqu'à aujourd'hui. 1) Le film de Dreyer sur Jeanne d'Arc composé de gros plans d'un visage éclairé par une lumière fait de l'héroïne une sainte. En face d'elle, dans les sombres salles de l'inquisition, les visages de ses juges avec leurs mimiques et leur dureté les désignent non comme des représentants de la justice divine mais comme des Lucifers déguisés en homme d'église. Ce film est aujourd'hui un chef d'œuvre indépassable alors que d'autres films sur Jeanne la pucelle, traversés par les bruits, les fureurs des batailles et le clinquant des trucages du cinéma, ont disparu de nos mémoires. 2) Le film de José Giovanni, ‘'Deux hommes dans la ville'',incarné par Alain Delon, porte sur le condamné à mort. La guillotine bien qu'elle entre en scène à la fin du film, en est ‘'le personnage central''. Le comédien offre son beau visage doublement hanté par son innocence et l'angoisse de la mort. Son regard fixe la monstrueuse machine qui va le décapiter. Son cœur bat plus vite que le temps qui le sépare de la mort. Le spectateur entend comme lui le tic tac de l'horloge de ce temps fatidique. Derrière lui, une seule présence amie, son éducateur. Les autres personnages représentent l'administration de la justice qui signe la pire des forfaitures, l'assassinat d'un innocent en toute bonne conscience. Ces deux films nous font toucher du doigt la puissance du cinéma quand un film réussit cette fusion entre l'histoire et la fiction. Il faut espérer qu'un jour notre pays donnera naissance à ce type de films qui combleront les lacunes des récits historiques et feront connaître aux futures générations l'épopée de la guerre de libération (entre autres) dont elles seront fières. Pour toucher du doigt ce rêve, il nous faut des gens qui croient aux armes de la critique et des réalisateurs qui savent que le cinéma est un art et par ailleurs une industrie (Malraux). Pour cela, ils ne doivent pas se soumettre aux injonctions des censeurs et se donner toutes les ressources pour accoucher d'œuvres qui séduiraient les jeunes générations attirées par les films des autres ou bien «enivrées» par Internet.