Notre reporter a sillonné, jeudi, la zone suburbaine d'Alger en allant relever la température chez les citoyens «voteurs» ou non. Centre de vote Si El Haouès. Bachdjarrah. L'ambiance est plutôt maussade en ce jeudi frisquet. Le centre de vote est niché au cœur de l'ancien marché informel de Bachdjarrah. Le marché en question a été totalement éradiqué, du coup, c'est le calme plat. La pluie couplée à un froid de canard n'est pas de nature à tirer les électeurs de leur lit. De fait, sur les 2702 électeurs potentiels inscrits dans ce centre, seuls quelques votants courageux daignent braver les humeurs du temps et faire le déplacement. Et, comme d'habitude, ce sont les vieux qui s'y collent les premiers. Dans le lot, quelques jeunes frimousses tout de même. Comme Yacine, 23 ans, inspecteur principal des impôts. «Pour moi, c'est avant tout un devoir citoyen» dit-il d'emblée. Néanmoins, Yacine n'a pas encore tranché quant à la liste qu'il va honorer de sa voix. 9 listes APC et 16 listes APW sont en lice à Bachdjarrah. «Un tampon sur ma carte d'électeur» La hantise de Yacine est l'empreinte digitale, réputée indélébile, imposée aux votants. Yacine ne semble pas très emballé outre mesure par le «casting» électoral. En vérité, sa motivation principale est surtout d'ordre administratif : se faire «tamponner» sa carte d'électeur. «Il ne faut jamais faire confiance. Qui sait, on peut me l'exiger pour n'importe quel dossier», argue-t-il, avant de lancer : «Je souhaite bon courage au maire élu. J'espère simplement qu'il y ait un bon partenariat entre les élus et les citoyens. Ils ont besoin de nous autant que nous avons besoin d'eux. Donc, il faut s'entraider pour le bien de notre commune. Elli yerbah, Allah i'âwnou.» Yacine est accompagné d'un pote à lui, Zohir. «Moi, je vais glisser un bulletin blanc», confie Zohir. Pour lui, le visage de Bachdjarrah ne va pas changer de sitôt, un sentiment partagé par nombre de citoyens de cette commune. A 10h, une centaine de votants ont été enregistrés au centre Si El Haouès. «Certains ont eu du mal à se retrouver avec toutes ces listes. Nous ne savons pas trop comment les orienter car nous n'avons pas le droit de nous immiscer dans leur choix. D'autres viennent et nous disent : on veut juste telle liste», témoigne le chef d'un bureau de vote. Abderrezak, 30 ans, est membre du staff d'encadrement au sein du même centre. Ingénieur agronome, il est employé dans une pépinière. Même s'il a participé à plusieurs opérations d'encadrement de ce type, Abderrezak est paradoxalement un abstentionniste pur et dur. Il n'hésite pas à charger l'équipe sortante. «Le cadre de vie à Bachdjarrah n'a fait que se dégrader. Il n'y a qu'à voir l'état de nos routes pour s'en convaincre. Regardez l'insalubrité de nos cités. Les déchets s'amoncellent à vue d'œil. Tout le monde parle de changement mais rien n'est fait sur le terrain», lâche-t-il. Les électeurs interrogés étaient unanimes à saluer l'éradication du marché informel de Bachdjarrah, l'un des plus importants de la capitale. «Enfin, on respire ! Avant, la seule journée où l'on avait le droit de se marier, de tomber malade ou de mourir, c'était le vendredi», assène Yacine. Toutefois, ces mêmes électeurs lancent un appel pressant pour trouver une solution fiable aux familles qui vivaient de ce marché. Le ras-le-bol des jeunes à «Calytouss» Nous reprenons la route en slalomant entre nids-de-poule et flaques d'eau. La pluie continue à pianoter inlassablement le bitume. Les abstentionnistes, le parti majoritaire de ce scrutin, se réfugient en masse dans les cafés. Sur les murs, la campagne se poursuit par affiches et graffitis interposés. «Intakhib kaouasser, had el âme el botola» («Votez USMH, le championnat est à nous cette année)» entonne une inscription sur un mur harrachi. Halte aux Eucalyptus. Ecole des 621 Logements, un nouveau lotissement aux nombreuses constructions inachevées. Le centre compte 2246 femmes et 2205 hommes, répartis sur dix bureaux. 12 listes APC et 16 APW convoitent l'électoral local. A 11h, il a été enregistré 2,76% (62 votantes) côté femmes et 8,12% (179 votants) côté hommes, indique le chef de centre adjoint. Dans les couloirs de l'école, rythmées par l'affluence aléatoire des votants, les discussions vont bon train. Encadreurs, observateurs et citoyens lambda dressent un état des lieux accablant de leur commune. «Les Eucalyptus, aujourd'hui, c'est plus de 140 000 habitants. La commune a connu une expansion telle qu'il n'y a plus de foncier exploitable. L'APC est obligée d'acheter des terrains auprès du privé pour mener des projets d'intérêt général», affirme Abderrahmane, cadre administratif à l'APC et chef d'un bureau de vote. «Les Eucalyptus ont connu un afflux de population considérable ces dernières années, mais les infrastructures et les équipements n'ont pas suivi. Les routes sont dans un état déplorable. Les écoles sont insuffisantes. Nous avons une moyenne de 40 élèves par classe, et dans certains lycées, cela atteint les 52 élèves par classe», ajoute-t-il. Pourtant, l'APC est riche grâce à ses recettes fiscales qui proviennent notamment de la raffinerie Naftal de Sidi Rezine ainsi que d'autres structures industrielles. Des ressources qui ne sont pas toujours dépensées à bon escient, regrettent les citoyens. Une femme fait irruption dans le centre, accompagnée de deux enfants. «Je suis venue accomplir mon devoir électoral. J'avoue que je ne connais aucun des candidats. Je suis nouvelle à ‘‘Calytouss'', je suis originaire de Bab El Oued. J'ai été relogée ici après les inondations», confie cette dame. A l'extérieur de l'école, une rangée de jeunes hittistes est confortablement calée contre un mur tandis que leurs copains se livrent à une partie de dominos. Tous se disent abstentionnistes convaincus. «Moi, je n'ai jamais voté et ça ne risque pas d'arriver» fait Merzak, 25 ans, soudeur de son état. «J'ai un de mes amis qui est menuisier, et qui s'est retrouvé sur une liste électorale avec le titre d'universitaire alors qu'il n'a jamais fait d'études. Ce n'est pas sérieux !», dénonce Merzak. «Dipani b'li bottes !» Un de ses acolytes renchérit en parlant des candidats en lice : «Houma ma yessem'ou bina wa h'na ma nessam'ou bihoum» («ni ils entendent parler de nous ni on entend parler d'eux»)». Nos jeunes désœuvrés n'ont qu'une revendication à l'adresse de la nouvelle équipe municipale : «Nous demandons juste la réouverture du stade. Nous n'avons que la rue pour abriter nos matchs de foot. Avant, on y allait, mais l'APC a fermé le stade et a mobilisé la police pour nous chasser. Nous n'avons aucun loisir, ici. Les jeunes sont en proie à la drogue. Echaâb gaâ i'âmmar (tout le peuple se shoote au cannabis).» Mounir, 33 ans, chômeur, avoue avoir placardé des affiches à l'effigie d'un candidat «plein aux as» pour des raisons purement lucratives. «C'était uniquement pour me faire un peu d'argent. J'étais payé 3000 DA pour ça», glisse-t-il. «Certains candidats ont fait des zerdas pour qu'on vote pour eux. Mais ils n'invitaient que les notables, le zaouali n'a pas droit à leurs ripailles.» Et lui, il le leur a bien rendu : le Jour « J », il a opté pour un vote à blanc. «C'est juste pour le cachet», dit-il. «Je n'ai foi en aucun d'eux. Ils courent tous pour leur intérêt personnel.» Et d'ajouter : «Les précédents P/APC n'ont rien fait pour nous. Quand tu vas te plaindre de l'état des routes, le maire te dit : dipani b'li bottes hatta iferradj rabbi ! Vous appelez ça un maire ?!» Mounir poursuit sa litanie : «L'électricité est tout le temps coupée. On n'a pas de dispensaire digne de ce nom. Quant au travail, il ne faut même pas en rêver. G'taât liyass mel khadma. Toute la journée, t'sserkil oua t'berkil (tu erres et tu te consumes).» Des urnes presque vides Un graffiti tracé sur un mur, près du centre de vote, résume parfaitement ce ras-le-bol général : «Ayna el haqq ? Ayna el âmal ?la lil intikhab !» («Où est le droit ? Où est le travail ? Non au vote !»). Nous poursuivons notre petite tournée sous l'escorte pluviale. Direction : Baraki. Il est un plus de 14h. Nous voici au centre de vote Ahmed Belkhodja. Un autre centre mitoyen est réservé aux femmes. La route menant vers les deux écoles est complètement éventrée et noyée dans la boue. La pluie met ainsi terriblement à nu la gestion hasardeuse des mandats écoulés. Un terrain vague jonché de détritus domine le paysage, avec, à sa lisière, la cité Diar El Baraka et ses baraques de fortune. C'est un ancien centre de transit qui date de 1958. A l'école Ahmed Belkhodja, la cour de récré grouille de monde, entre policiers, politiciens, personnel administratif, électeurs et simples curieux. Le centre compte 5222 électeurs. «A 14h, nous avons compté 1254 votants, soit environ 23% de participation», relève un militant d'un parti politique. Duel à fleurets mouchetés entre deux formations politiques scandant chacune son numéro fétiche. Omar, 34 ans, vêtu d'une kechabia et coiffé d'un turban noir, est venu fièrement voter. «J'ai donné ma voix à un candidat qui m'a paru honnête», dit-il. En retour, il attend des prochains élus une réelle écoute. Omar confie qu'il a grandi près de ce même centre de vote. «Nous habitions une baraque juste à côté. Comme nous sommes une famille nombreuse, on venait passer la nuit dans cette même école pour fuir l'exiguïté». Omar en a gros sur le cœur : «Moi je suis fellah et je suis au chômage. Je n'ai pas trouvé de soutien. Maintenant, je suis charretier. Je gagne à peine de quoi faire vivre mes trois enfants. La police saisit sans cesse ma charrette. K'raht men had ettamara.» D'autres citoyens plaident pour la réhabilitation de la cité El Baraka et le recasement des quelque 1200 familles qui y résident. 18h. Retour au centre Si El Haouès de Bachdjarrah pour nous enquérir de l'évolution des chiffres. Un nouveau décompte, arrêté à 17h, fait état de 499 votants (APC) et 487 (APW) pour 2702 inscrits, soit un taux de participation de 18% à deux heures de la clôture du scrutin. Les bureaux de vote connaissent une certaine animation due, notamment, à l'affairement du personnel «badgé». Les électeurs, eux, se comptent désormais au compte-gouttes. Un observateur RND n'hésite pas à charger ses adversaires du FLN : «J'ai vu des militants du FLN inciter les électeurs à voter ‘‘22'' à l'intérieur des bureaux. Certains brandissaient leur liste à l'adresse d'électeurs indécis pour qu'ils votent pour leur parti.» Interrogé à propos d'éventuels dépassements, un autre observateur témoigne : «Dans mon bureau, nous avons eu 43 votants pour 264 inscrits. Et si vous parvenez à recueillir deux bulletins potables sur ces 43 enveloppes, vous êtes champion», avant de marteler : «Il n'y a rien à trafiquer, les urnes sont presque vides. »