Il existe une première OAS, mal connue et qui ne mérite guère plus qu'une rapide évocation, tant son origine est controversée et son action limitée. Toutefois, elle possède l'originalité d'avoir été fondée hors d'Algérie, à Madrid, et d'avoir inventé le sigle promis à un avenir qui la dépassa. La date initiale se situe vraisemblablement au mois de février 1961. (…) En raison des circonstances de sa naissance, cette première Organisation apparaît comme une sorte de pont entre civils et militaires, ainsi qu'entre Madrid et l'Algérie : sur les instances de Jean-Jacques Susini, semble-t-il, le général Salan se décide à présider l'institution nouvelle à laquelle les groupes activistes d'Alger acceptent de se rallier. Bientôt, la première inscription murale portant le sigle tout neuf apparaît dans cette ville à une date que les différents témoins situent entre le 21 février et le 6 mars 1961. Bientôt commencent aussi les premières manifestations armées : l'une promise à un avenir limité, celle du maquis de l'Oranais, rapidement démantelé après la tentative faite aux mois de février et mars par Marcel Petitjean et Jean Souètre ; l'autre, beaucoup plus durable, consiste en l'assassinat de personnalités marquantes : au meurtre de Me Popie (25 janvier 1961), un Européen connu pour son appartenance «libérale» – au sens d'Alger, c'est-à-dire hostile à l'Algérie française des groupes ultras –, succède, le 31 mars, celui de Camille Blanc, le maire d'Evian qui avait accepté la tenue dans sa ville des pré-pourparlers ouverts par le gouvernement français avec le GPRA. (…) Vols d'armes et d'explosifs préoccupent vivement les responsables militaires en charge de la lutte contre l'OAS : utilisés pour l'action directe, les produits de ces vols servent à intimider ou punir. Mais c'est toute l'action de l'Organisation secrète qui retient l'attention de ces responsables, ainsi que le montrent leurs archives, surtout celles du 2e Bureau de l'état-major à Alger, très documentées sur l'univers de la violence armée. Les méthodes d'assassinat comportent des attentats aveugles, perpétrés par des automobilistes contre des groupes de musulmans, et des actions concernant des personnes nommément visées, appelées «ponctuelles». Alors que les premiers ne paraissent demander aucune préparation, les secondes requièrent la participation de trois ou quatre individus. Lorsqu'ils ont lieu, comme il est fréquent, au domicile de la victime, de tels actes nécessitent la coopération entre un tueur, une ou deux personnes placées en couverture, et un chauffeur qui attend, moteur en marche, afin de faciliter la fuite immédiate. Si toutefois l'opération se déroule sur la voie publique, en ville, c'est généralement le passager arrière d'une moto ou d'un scooter qui tire sur la victime au volant de sa voiture et, sur la route, le meurtre est perpétré au cours d'une manœuvre de dépassement par une voiture rapide dont les vitres se baissent entièrement. (…) On citera ici l'un des exemples qui, à raison, indignait le plus le commissaire Delarue, puisque, sous la rubrique «contre le FLN», il associait étrangement le témoignage d'une violence sans état d'âme et des préoccupations d'ordre familial (la rédaction du texte est respectée) : «CR OPS (compte rendu d'opération) du samedi 30.9.61, Delta XX à Delta : Le 30 septembre 1961 à 7h45 au boulevard Bru sur les Bancs du Panorama, nous avons balancé 2 MK2 (lancé 2 engins – grenades, probablement). Bilan, 5 gus au tapis (bilan : 5 morts). En ce qui concerne Chemin Vauban, 2 gus ont été déchiquetés. J'aimerais que vous me fassiez un mot pour Denis pour faire repeindre ma 403 en noire, car mon beau-frère a une 403 bleue comme celle que nous avons utilisée et ils pourraient faire le rapprochement. Pour lundi 2 octobre 1961, j'ai une OP analogue à celle de samedi». Alger est le lieu où l'on expérimente des pratiques plus cruelles que le plastic dont les explosions rythment l'existence : au mitraillage des cafés maures succèdent, à la mi-janvier 1962, les fusillades en voiture contre des passants anonymes. Ce sont aussi les rapts de prisonniers, suivis d'exécution, au point que l'on procède au transfert en métropole de détenus FLN, afin qu'ils échappent à la «justice» de l'OAS. Au lendemain du «concert burlesque» donné pour fêter la Saint-Sylvestre, avec émissions-pirates et attaque contre la villa occupée par les barbouzes, le correspondant local de Combat écrivait : «Les Algérois voient leur ville devenir un nouveau Chicago et l'inquiétude monter, accentuant le fossé qui sépare les deux communautés et l'isolement de la population européenne par rapport à la métropole». Dans les semaines qui précèdent le cessez-le-feu, le parallèle avec Chicago s'impose en effet : alors qu'une satisfaction bruyante accompagne l'explosion, le 29 janvier 1962, du colis piégé qui détruit la villa «A» des barbouzes en faisant dix-neuf morts, les hold-up se multiplient ; une avocate parisienne est kidnappée deux jours plus tard à l'aéroport de Maison-Blanche, tandis qu'elle se rendait à Constantine pour assurer la défense d'inculpés, membres du FLN ; à la fin de la nuit du «Rock and Roll» (4 au 5 mars), on recense plus de cent explosions de plastic et l'on découvre peu après des cadavres de musulmans, morts par strangulation, enfermés dans des sacs portant le sigle «OAS». Le 15 mars, quatre jours avant l'entrée en vigueur du cessez-le-feu, six fonctionnaires des Centres sociaux éducatifs, fondés en 1955 pour lutter contre les insuffisances de la scolarité chez les enfants de familles musulmanes, sont abattus : parmi eux, l'écrivain Mouloud Feraoun. (…) à Oran, ville plus européenne qu'Alger, se déroulent davantage d'affrontements directs entre Européens et musulmans, les bouffées de violence donnant lieu à diverses «ratonnades». Des incidents graves avaient eu lieu au milieu du mois d'août 1961, puis, à partir du 11 septembre, on assiste à de véritables affrontements entre les communautés juive et musulmane. Suite à un attentat commis par le FLN dans le quartier juif, les représailles prennent la forme de boutiques mises à sac et incendiées ; bientôt se constituent des groupes de musulmans armés de couteaux, tandis que la partie israélite intervient par coups de feu et lynchages. Des scènes de «chasse aux Arabes» prolongeront ces brutalités. Au début du mois de décembre, à l'issue de plusieurs nouvelles journées d'émeute, Combat exhale son pessimisme : «Oran est une ville terrible qui n'a jamais laissé désarmer ses passions […]. On attendait la lassitude. La colère s'est installée, aveugle comme la haine, irréfléchie dans le désespoir». L'Organisation secrète se défend de préconiser pareils agissements et le général Jouhaud fait circuler un tract du 4 décembre qui indique le comportement à suivre : «L'OAS exécute des chefs FLN et des communistes (22 à ce jour dont 3 Européens). Elle n'admettra pas les ratonnades. Elle abattra en pleine ville, si cela est nécessaire, ceux qu'elle aura authentifiés comme meneurs», sans convaincre les militaires hostiles à l'Organisation secrète : «Bien sûr, l'OAS dénonce le caractère aveugle de ces violences, mais sans pour autant faire cesser ses propres attentats». Avec l'assassinat du lieutenant-colonel Rançon, à la mi-décembre, les mêmes observateurs estiment que l'Organisation secrète démontre à quel point elle se trouve «dépassée». Le blocus de Bab El Oued et son épilogue de la rue d'Isly figurent au nombre des «blessures inguérissables» dans la mémoire rapatriée : c'est à l'armée qu'est attribuée l'entière responsabilité du massacre. Pourtant, le quotidien Combat, dont on sait combien il s'est montré favorable à la cause – sinon aux méthodes – de l'OAS, exprima son indignation : comment, connaissant l'ordre de tirer donné aux hommes qui gardaient le barrage à l'entrée de la rue d'Isly, et «malgré les avertissements nombreux» – allusion aux mises en garde publiques et répétées du préfet de police Vitalis Cros –, les autorités clandestines n'ont-elles pas hésité à «mobiliser une population frémissante et à la lancer contre un service d'ordre résolu» ? D'autre part, l'irresponsabilité des pouvoirs publics est invoquée pour avoir placé des tirailleurs maghrébins, n'ayant «aucune expérience du maintien de l'ordre en ville», en première ligne. Le fait est que l'on perçoit de l'embarras lorsque le général Fourquet, successeur du général Ailleret, demande au ministère des Armées d'interdire le «livre blanc» que venaient de publier les éditions de l'Esprit nouveau sur les événements du 26 mars. Néanmoins, dans les semaines qui suivent la fusillade tragique, l'OAS poursuit son œuvre, passant de la provocation à la stratégie de la «terre brûlée», sans plus aucun espoir de victoire. Présentation : Docteur en histoire, Anne-Marie Duranton-Cabrol est spécialiste de l'extrême-droite. Ce domaine de recherche l'a poussée à étudier l'OAS (Organisation de l'armée secrète) qui réunit des «ultras» opposés à l'autodétermination de l'Algérie et des officiers «irréductibles» qui partageaient cette position. A partir de sources variées, l'auteure retrouve le sens et les modalités du combat dans lequel, au nom de la défense de l'Algérie française, des activistes se sont engagés à la fois contre le FLN et contre un gouvernement métropolitain accusé d'abandon. Elle interroge également les convictions des militants qui se sont mobilisés contre le retour du «danger fasciste». L'essai, de 190 pages, a paru en France, en 2012, chez André Versailles Editeur. Les éditions Média-Plus de Constantine, qui en ont acquis les droits, s'apprêtent à le rééditer.