De tous les groupes artistiques dans l'histoire du pays, Aouchem (tatouage) est sans doute le plus intéressant à découvrir et étudier. C'est le seul collectif qui ait formulé une démarche commune traduite par un manifeste (voir page suivante), s'inspirant en cela du mouvement des surréalistes français en 1924. Les autres collectifs se sont positionnés généralement sur des objectifs conjoncturels : refus d'un art officiel, besoin de visibilité de leurs membres, promotion commune, organisation d'expositions collectives, etc. Le groupe Aouchem n'était pas exempt de tels motifs et il est certain que sa création n'était pas étrangère aux déchirements nés au sein de l'Union nationale des arts plastiques (UNAP) à laquelle avaient adhéré avec enthousiasme tous les artistes dans la foulée de l'indépendance. Mais il reste le seul groupe à avoir énoncé par écrit des principes artistiques d'ensemble, engageant la pratique de l'art par ses membres, même si chacun les a observés de manière plus ou moins fidèle. Il est aussi le seul groupe qui ait joui du soutien affirmé d'intellectuels et d'écrivains quand les autres collectifs ne sont nés que de la consultation de peintres entre eux. Le manifeste, d'ailleurs, indique une volonté, au-delà du monde des arts plastiques, de créer un mouvement culturel embrassant plusieurs disciplines. Il s'intègre, de plus, dans une vision internationale, signalant les vieilles civilisations du Tiers-Monde. Il s'appuie en outre sur une vision moderne de l'Algérie : «Il s'agit d'insérer la nouvelle réalité algérienne dans l'humanisme universel en formation, de la seconde moitié du XXe siècle.» C'est enfin le seul groupe qui, longtemps après sa création et sa cessation d'activité, continue à inspirer des peintres qui s'en réclament, y compris certains n'ayant pas participé à sa naissance. Il est remarquable, par exemple, qu'un artiste comme Karim Sergoua, qui n'avait que sept ans quand Aouchem naissait, puisse se réclamer de sa filiation, attestant ainsi de l'impact du mouvement dans le temps. Dans une rencontre qu'il avait animée avec son aîné Nourredine Chegrane, en 2007, au Palais de la Culture, unique manifestation du 40e anniversaire d'Aouchem, cet artiste avait affirmé que ce mouvement n'était pas «un courant graphique et chromatique» et ne se réduisait pas à «l'exploitation et à l'exploration du signe». Il ajoutait qu'Aouchem exprime avant tout une volonté de «retour aux sources et aux richesses de l'art populaire». Notre confrère, Idir Amnay, qui couvrait cette rencontre, ajoutait, en reprenant Karim Sergoua, que la création de ce mouvement était intervenue «pour briser les carcans qui figent l'art plastique algérien dans les conventions officielles et politiquement correctes» (El Watan, 3 mars 2007), soulignant, au-delà des préceptes artistiques, un caractère libérateur de la création artistique. La profondeur temporelle qui touche des artistes nés dans les années 1960 se retrouve bien sûr chez des anciens. Nourredine Chegrane est, de ce point de vue, emblématique, étant sans doute resté le plus fidèle au mouvement. Né en 1942, s'il ne figure pas parmi les signataires du Manifeste, il a rejoint le groupe dès sa deuxième exposition et lui est resté attaché de manière émouvante. Un des fondateurs et signataires, Mustapha Adane, continue lui aussi à s'en réclamer, au point qu'il a proposé en 2012, sur le site Founoune, un deuxième manifeste Aouchem. L'artiste a d'ailleurs donné, le mois dernier au Bastion 23, une belle exposition intitulée Aouchem 2. Il affirme notamment : «La conclusion du manifeste reste d'actualité (…). Il engage les artistes vis-à-vis de la culture de notre pays. Il reste toujours vivace, comme dans ses signes.» Ceci s'est illustré de multiples manières, comme en 2003 où l'espace Founoune avait organisé, au palais des Raïs d'Alger (Bastion 23) une exposition intitulée «Aouchem, sources» à laquelle avaient participé, outre Chegrane, les peintres Samia Azzi, Mohamed Ben Baghdad, Sid Ali Boukhalfa, Noureddine Hamouche, Saléha Khelifi, Mohamed Sahraoui et Mohamed Zerka. Il serait intéressant aujourd'hui de recenser les peintres ou les manifestations «habités» par l'esprit Aouchem, de manière directe ou indirecte, déclarée ou pas et peut-être même consciente ou inconsciente. L'esprit Aouchem. C'est Denis Martinez qui en parle le premier, en 1985, le différenciant du groupe : «Certains n'ont pas approfondi la démarche mais, pour ma part, j'ai continué à assumer ce type de préoccupation. Avec le temps, ont peut dire que cela a porté ses fruits. Je veux dire que l'esprit Aouchem, c'est maintenant qu'il existe. L'esprit, mais pas le groupe. Les conceptions du groupe se retrouvent aujourd'hui dans les créations de nouveaux artistes avec plus de force et de clarté.» (Dialogue avec A. Ferhani, Catalogue rétrospective Martinez, MNBA, février-mars 1985). Martinez citait à titre d'exemple Zoubir Hellal, Areski Larbi, Ould Mohand Abderrahmane… Dans le même texte, il explique les motivations du groupe : «En fait, Aouchem était une réaction à l'attitude de certains artistes, ceux qui portaient en eux l'héritage de l'orientalisme et profitaient de l'absence de politique culturelle pour nous dire : maintenant, il faut faire du réalisme, les nôtres préfèrent ça. Tout cela a éveillé en moi une réflexion. Je sentais qu'il ne suffisait pas de représenter un homme sur un âne avec au fond une mosquée pour faire de la peinture algérienne (…). J'en parlais et d'autres en parlaient aussi, ne serait-ce que parce qu'ils s'opposaient à l'orientalisme. Ces gens se sont alors regroupés contre le danger éventuel d'un "réalisme socialiste" et celui de l'orientalisme.» Nadira Aklouche-Laggoune, historienne et critique d'art, affirmera plus tard : «Dès le départ donc, l'art algérien se définit par rapport à des critères venus d'ailleurs ; c'est là qu'intervient le génie des peuples, dans la capacité de faire siens des outils empruntés/imposés et de les exploiter pour définir sa place dans l'art universel. La copie, le mimétisme qui en sont les premières étapes vont, dès l'indépendance, céder la place à une démarche plus offensive qui prend forme avec le mouvement Aouchem (tatouage) qui, dès 1967, revendique l'appartenance de l'art algérien à l'art universel par l'existence des symboles et signes ancestraux dans une iconographie traditionnelle. Les artistes initiateurs de ce moment historique vont donc les introduire dans leur pratique picturale, elle-même abstraite ou semi-figurative. Ils font du même coup acte de "décolonisation esthétique" en rejetant de cette manière toute une imagerie coloniale dominée par l'orientalisme.» (Spécificités algériennes, Dakar-Art, juillet 2003). Ce serait donc bien dans l'optique d'une «décolonisation esthétique» que le groupe a été conçu et qu'il reste perçu aujourd'hui. La naissance du groupe est, en tout cas, restée gravée dans les annales d'Alger. L'exposition a lieu en 1967 à la galerie Mohamed Racim, avenue Pasteur, dans l'esprit d'une zerda traditionnelle mêlée à une performance contemporaine et un grain de marketing culturel. Les membres du groupe portent des amulettes en cuir «frappées du sigle d'Aouchem» avec dedans la liste de ses membres où figure d'ailleurs Baya, seule femme du groupe. Etaient invités Boualem Titiche et ses zornadjis qui font le tour de la galerie et s'arrêtent devant chaque toile. Dans la rue, les passants s'arrêtent et nombreux sont ceux qui entrent. A la fin de la zorna, quelqu'un monte sur un tabouret pour lire le Manifeste. Il y eu aussi des incidents. Selon divers témoignages, allant jusqu'à l'arrachage des affiches et au décrochage des toiles. Certains tentent de faire sortir les visiteurs et de fermer la galerie. Des échauffourées débutent. Il faudra toute la sagesse du grand poète Mustapha Toumi pour calmer les esprits et permettre à l'exposition de se poursuivre. Denis Martinez relate : «Les réactions ont été très violentes et ce qui m'avait frappé, c'est qu'elles émanaient de personnes qui étaient de différents bords.» Le plus frappant est qu'elles émanant toutes d'artistes. La critique d'art Anissa Bouayed souligne : «Mais aussitôt leur (Aouchem) démarche rencontra une incompréhension, voire une hostilité ouverte. Khadda les critiqua alors que leurs positions étaient somme toute proches, pendant qu'Issiakhem fustigeait violement leurs expositions. Pourtant, leur Manifeste a grande allure et synthétise tous les espoirs de nouer le particulier à l'universel.» (Images du Maghreb, Images au Maghreb… L'Harmattan, 2010). Il semble aujourd'hui que ces incompréhensions et hostilités relevaient plus de questions politiques liées notamment aux lutte intestines de l'UNAP ainsi que de rivalités personnelles comme on peut en voir dans les milieux d'artistes du monde entier. Plus tard, la plupart des Aouchem prendront du recul avec ce mouvement sans jamais le renier dans ses fondements. Denis Martinez affirma ainsi : «Nous avions décidé en réaction d'écrire un manifeste qui était sans doute excessif à la réflexion. On y avançait des phrases du genre : le signe est plus fort que la bombe.» On ne peut aujourd'hui envisager l'histoire moderne de l'art algérien sans passer par la case Aouchem, incontournable. Il faut espérer que ce groupe fasse l'objet d'études approfondies. Au-delà d'un certain folklore, d'excès comme dit Martinez, d'incompréhensions et autres problèmes, son Manifeste demeure une référence très intéressante. Il marque les prémices de l'art contemporain algérien. Et si le mouvement Aouchem a disparu, il reste une mouvance Aouchem vivante, encore lestée du romantisme et du populisme de sa création. Mais son grand mérite est de continuer à nous questionner car le mouvement a tatoué l'histoire de l'art algérien, devenant lui-même un signe.