Fils de chahid, militant de la cause nationale depuis 1959, syndicaliste, membre actif de la fondation du 8 Mai 1945, depuis les années 1990, Abdelhamid Salakdji évoque, dans cet entretien, les autres facettes du mardi noir. - D'après vous, pourquoi les événements du 8 Mai 1945 demeurent d'actualité 68 ans après ?
C'est parce qu'ils n'ont pas divulgué tous leurs secrets. La découverte du dernier charnier à El Yachir (commune située à 15 km à l'est de Bordj Bou Arréridj) qui a fait l'objet d'un écrit dans El Watan (voir notre édition du 5 avril 2013) étaye mes propos. Cette découverte conforte la thèse de l'historien français Jean Louis-Planche ayant fait état d'un charnier aux Bibans où sont enfouis 3000 victimes de la barbarie. Les témoignages des dernières victimes et témoins qui ne sont toujours sollicités pour raconter l'horreur font que ce dossier reste ouvert.
- Peut-on dire que le 8 Mai 1945 a été le détonateur de la guerre de Libération nationale ?
Le 8 Mai 1945 a été la dernière révolte locale marque un tournant dans la lutte du peuple algérien qui s'est rendu à l'évidence que tout ce qui a été pris par la force ne peut être repris que par les armes qui se sont exprimées le 1e Novembre 1954.
- Pour certaines parties françaises, la manifestation du 8 Mai 1945 était un appel au djihad et à l'insurrection armée…
On ne fait pas appel au djihad avec des mains vides. Rien n'a été préparé pour lancer un véritable mouvement insurrectionnel. Utilisé à des desseins toujours inavoués, ce «vocable» s'inscrit dans une grande campagne de désinformation qui continue à faire des ravages. Des historiens sérieux n'ont jamais fait état d'une «guerre sainte», d'autant plus que les religieux n'ont pas été inquiétés. Organisée par un parti politique, à savoir le Parti populaire algérien (PPA interdit à l'époque), sous la coupe des Amis du manifeste et des libertés (AML), la manifestation revendiquant une identité algérienne avait effectivement une connotation politique. La présentation de l'emblème national était un acte politique.
- Des voix de l'autre rive de la Méditerranée continuent à présenter la manifestation du 8 Mai comme un complot…
Une telle thèse inverse les rôles. Sans défense, la victime est placée dans le box des véritables coupables en manque d'arguments. Le complot a été fomenté par l'administration coloniale et les colons, des pétainistes dans leur majorité. Durant la Seconde Guerre mondiale, les juifs algériens n'ont pas échappé aux vexations et brimades des sbires du maréchal Pétain qui voulaient faire diversion et justifier l'horreur commise à l'encontre d'un peuple aspirant à la liberté. L'opinion française, qui était à l'époque conditionnée, a été trompée. Elle a cru à la thèse d'un complot d'anciens nazis inspiré de l'étranger. En avançant un tel argument, on a voulu éviter la condamnation des tribunaux internationaux et celui de l'histoire. D'autant plus que l'ampleur des massacres, le nombre de victimes appartenant à un même groupe ethnique et religieux en lutte contre l'occupant permettait de faire application de la qualification de crime contre l'humanité. Refusée aux Algériens, cette qualification est toujours appliquée aux nazis. Les derniers responsables du massacre d'Oradour-sur-Glane, perpétré le 10 juin 1944, sont toujours poursuivis par la justice française. Je m'insurge contre une telle discrimination. Même les victimes de la barbarie sont classées dans le 1er et le 2e collèges. Ceci dit, on doit parler d'un complot franco-français. L'expression est plus appropriée. D'autant plus que bon nombre d'historiens sont unanimes à dire que le complot nazi est une autre affabulation de pétainistes…
- La polémique sur le bilan des victimes est-elle toujours d'actualité ?
Une telle polémique est née en France, où certains cercles sont à l'origine de cette guerre des mémoires. A travers un tel procédé, les nostalgiques de l'Algérie française ne veulent, ni plus ni moins, que minimiser le carnage commis au nom de la France. Les chiffres de la France coloniale ne reflètent en aucune manière l'étendue du carnage. Pour preuve, dans l'entourage du général Duval, on parlait de 7500 morts. Selon le général Tubert, chargé d'une commission d'enquête stoppée au bout de 48 heures, on évalue le nombre des morts à 15 000. Le consul américain à Alger le situe entre 40 et 45 000. Ce n'est pas tout. Le général Duval estime qu'entre mai et septembre 1945, pas moins de 280 condamnés à mort ont été jugés par le tribunal de Constantine. Un tel chiffre est erroné. Sachant qu'il passe sous silence le supplice de plus de 100 autres indigènes qui ont été exécutés froidement par l'armée et les milices. Les 10 000 interpellations effectuées durant la même période, uniquement à Sétif, ont été en outre dissimulées par les officiels français de l'époque. Ces derniers ne pouvaient et ne voulaient par ailleurs pas comptabiliser les milliers de victimes de Chabet El Akhra (Kherrata), de Oued Aftis (Bouandas) et des fours crématoires de Guelma.
- Quelle analyse faites-vous des déclarations du président français, François Hollande ?
Après l'ambassadeur Hubert Colin de Verdière qui avait, en février 2005, qualifié les massacres de Sétif, Guelma et Kherrata de «tragédie inexcusable», son collègue Bernard Bajolet avait, le 27 avril 2008 à Guelma, qualifié ces évènements de «massacres épouvantables», et François Hollande qui avait, en décembre 2012, reconnu les souffrances infligées au peuple algérien par le système colonial français a franchi un autre pas. Il répond ainsi au discours du président de la République ayant invité, le 8 mai 2012, la France à mettre un terme à la guerre des mémoires. Pour la Fondation, la déclaration de François Hollande est une nouvelle pierre dans l'édification d'une mémoire juste. Une telle démarche reste insignifiante tant que la France ne reconnaît pas officiellement ses crimes car le préjudice moral est incommensurable. Le dédommagement matériel des ayants droit dans l'attente d'une indemnisation doit être inscrit dans le processus de réparation.
- L'écriture de ce pan de l'histoire contemporaine de l'Algérie pose problème, n'est-ce pas ?
L'écriture d'une histoire objective, loin de toute influence partisane, est du ressort exclusif d'historiens ayant une vision impartiale des événements. Pour mener à bien une aussi noble et importante mission, les chercheurs des deux rives devraient s'appuyer sur des sources fiables et les témoignages des victimes des deux camps. Le moment est venu de mettre un terme aux innombrables contrevérités. Nous ne voulons donc pas d'une histoire partisane, écrite par des colonialistes ou des Algériens mus par des considérations idéologiques. La conjoncture est propice à une réflexion plus apaisée et moins rancunière. Nous devons par ailleurs rester attentifs et vigilants, car des nostalgiques d'une ère révolue instrumentalisent ces événements et les utilisent à des fins politiques.
- Pouvez-vous être plus explicite à propos de ces «contrevérités» ?
Classer la féroce répression dans la rubrique «légitime défense» est l'une des plus grotesques contrevérités. L'occultation du supplice de milliers d'indigènes enfouis dans des fosses communes est une autre contrevérité. Tout comme les carnages perpétrés à huis clos dans de nombreux douars qui n'ont pourtant pas connu d'émeutes. Passer sous silence les crimes commis par la milice à Guelma, Sétif, Kherrata, El Eulma, Beni Aziz et Bordj Bou Arréridj, pour ne citer que ces localités, est une autre mystification. Le silence complice de la presse de l'époque fait partie du lot de mensonges. Pour fermer la parenthèse, il m'est impossible d'oublier la thèse d'un mouvement insurrectionnel.
- Pourquoi, selon vous, les différents gouvernements français, qui ont pourtant brisé bon nombre de tabous inhérents à l'histoire commune des deux pays, tardent à institutionnaliser cette reconnaissance ?
La réponse se trouve chez le lobby néocolonialiste, qu'il soit de gauche ou de droite. Incontournable dans les échéances électorales françaises, il bloque la reconnaissance des crimes commis par l'armée coloniale au nom de l'Etat français.