En 74 minutes, Malik Aït Aoudia et Severine Lebat ont réussi à nous renvoyer vers un des épisodes les plus douloureux de la décennie noire du terrorisme. Intitulé Le Martyre des moines de Tibhirine, leur reportage, qui sera diffusé dans la soirée de demain sur la chaîne de télévision publique France 3, est truffé de révélations sur l'enlèvement, la détention, l'exécution et surtout les négociations secrètes entre la France et l'émir du GIA, Djamel Zitouni. Projeté en avant-première à Alger, il a le mérite de faire parler de nombreux officiels français, des repentis du GIA, des militaires algériens et des témoins ayant été au cœur de cette tragédie qui a tenu en haleine le monde entier, dans la nuit du 26 au 27 mars 1996, lorsque les sept religieux ont été enlevés, et jusqu'au 30 mai, date de la découverte de leurs têtes jonchant la chaussée à l'entrée de la ville de Médéa. Avant d'entrer dans le vif du sujet, Le Martyre des moines de Tibhirine fait une halte sur l'aspect historique et humain de la présence des moines trappistes en Algérie, ainsi que les relations assez fraternelles que la population a toujours nourri à leur égard dans cette région où ils n'ont cessé de prodiguer aide et assistance médicale. Mais les événements d'Octobre 1988, le «premier printemps arabe», vont propulser l'ancien parti dissous (FIS) sur la scène, plongeant le pays dans une spirale de violence politique inégalée. Les images de Ali Benhadj (n°2 de ce parti intégriste) faisant l'apologie du «djihad» présenté comme «une obligation divine», de ses prêches enflammés défiant l'Etat, des séances d'entraînement à l'art de la guérilla lèvent le voile sur le climat délétère qui régnait à l'époque, poussant le frère Robert à dire que durant cette période, «on nous faisait comprendre que nous n'étions pas des musulmans». L'Algérie était divisée entre les terroristes islamistes et les autres, considérés comme des ennemis à abattre. «Nous ne tuions pas les journalistes parce qu'ils étaient journalistes, mais parce que nous étions dans un champ de bataille où toute personne qui vient du côté de l'ennemi doit être tuée», explique Ali Belhadjar, ancien émir du GIA pour Médéa, gracié au début des années 2000. Ce message est adressé également à la France, à travers l'enlèvement du couple de diplomates français, les Thévenot. Mais pour Charles Pasqua, alors ministre de l'Intérieur, c'était un défi que venait de lui lancer l'organisation criminelle, contre laquelle une vaste opération, Chrysanthème, a été lancée dans les milieux islamistes en France. A cette époque, «le gouvernement français était encore divisé sur l'Algérie. J'ai dit que même si elle subit, l'armée algérienne est une armée de conscription, elle n'est pas suffisamment outillée pour faire face à une telle menace». Les premières divergences entre la droite et la gauche apparaissent alors que sur le terrain, le GIA occupe déjà de nombreuses régions du pays. Le 2 décembre 1993, 12 Croates sont sauvagement égorgés par le groupe, à leur tête Ali Belahdjar. «Nous les avions croisés sur notre chemin. Nous étions en guerre. Ils ne devaient pas rester dans le pays. Nous les avions prévenus par un communiqué rendu public. Nous les avons exécutés…» Deux rescapés, qui ont fait le mort après avoir eu la gorge tranchée, apportent des témoignages poignants. Au monastère de Tibhirine, les moines commencent à s'inquiéter des allées et venues des terroristes, même si «Sayah Attia, alors émir du GIA, nous avait donné ‘el amane', c'est-à-dire la garantie que nul ne nous fera de mal», révèle le père Robert. «Nous nous consultions tous les jours et nous décidions par vote si nous devions rester ou partir et, à chaque fois, à l'unanimité, la décision était de rester aux côtés de la population (…). Mais les allées et venues des frères de la montagne devenaient incessantes, et un soir ils ont demandé le téléphone. Nous étions réticents, mais nous ne pouvions refuser (…) la communication, qui a duré une heure. L'utilisateur a appelé plusieurs numéros et parlé dans plusieurs langues…» L'automne 1995 est un tournant décisif, note le général à la retraite Abderrazak Maiza, qui dirigeait les forces militaires dans la région. «L'élection de Liamine Zeroual a été un plébiscite contre la terreur», dit-il, en évoquant les massacres et les sauvageries commises contre les populations isolées en signe de représailles. «A chaque fois qu'un émir du GIA était abattu, son remplaçant s'imposait en augmentant le niveau de violence, en se disant que plus il était violent, plus il se rapprochait de Dieu», révèle l'officier. Une fuite organisée sur les négociations C'est dans ce climat que les terroristes ont fait irruption dans le monastère, en cette nuit du 26 au 27 mars 1996. Quelques jours plus tard, Zitouni revendique l'enlèvement et exige la libération de Layada et de plusieurs autres détenus. Charles Pasqua fait appel à son ami, Jean-Charles Marchiani, le préfet du Var, ancien officier des services français (SDECE, devenu DGSE), qui s'était illustré par les négociations ayant abouti à la libération, en 1995, des deux pilotes enlevés en Bosnie. L'homme a ses contacts en Algérie, notamment avec les islamistes et les services du DRS (département du renseignement et de la sécurité) alors dirigés par le défunt Smaïl Lamari. «Marchiani avait la possibilité d'arriver à négocier la libération des moines avec le GIA», déclare Pasqua. Marchiani révèle avoir rencontré en France, à trois reprises, un émissaire de Djamel Zitouni, «pour lui faire comprendre qu'il lui était impossible de faire libérer des détenus en Algérie et que le GIA devait revoir ses demandes et montrer que les moines sont toujours vivants». Djamel Zitouni dépêche alors à l'ambassade de France à Alger Mustapha Abdellah, le frère de Yahia (auteur du détournement de l'Airbus abattu par le GIGN à l'aéroport de Marseille). Une ambassade que Yahia et Mustapha connaissaient bien pour y avoir travaillé et fréquenté le personnel. Des photos de fête de famille montrent quelques diplomates parmi les invités. Mustapha remet une lettre de Zitouni, accompagnée d'un enregistrement audio des sept otages, au chef de l'antenne de la DGSE, le colonel Clément, à l'insu de l'ambassadeur. «Toutes les consignes de sécurité en pareille situation ont été violées. Lorsqu'on reçoit un émissaire du GIA, on filme, on organise une filature, etc., on ne l'accompagne pas jusqu'à son fief et on le laisse partir (…). Après avoir bien écouté la cassette, nous nous sommes rendu compte que la libération de Layada n'était plus un préalable à celle des otages. Il y avait une possibilité de libérer ces derniers sans pour autant toucher à la souveraineté des Algériens, intraitables sur cette question. Les négociations devaient se poursuivre à l'étranger», affirme Marchiani. Mais une fuite d'information, parue dans le journal Le Parisien, faisant état de négociations avec le GIA par l'intermédiaire du préfet du Var «fait tout foirer». Marchiani est informé par Jean-Louis Debré qu'un communiqué officiel allait mettre fin à sa mission. «Je lui ai dit faites-le. Mais sachez que les moines sont morts.» Les moines seront égorgés un à un, comme le raconte un ancien terroriste qui était présent : «Cinq ont été exécutés sur place et deux autres ont été emmenés, puis égorgés à leur tour. Le groupe était pressé de fuir les lieux.» Dans le communiqué daté du 21 mai 1996, Zitouni annonce l'exécution des otages, dont les têtes ont été coupées et jetées à l'entrée de la ville de Médéa, une semaine plus tard. Le reportage se termine sur un témoignage poignant de monseigneur Henri Tessier, qui disait que «la chose la plus difficile pour lui était d'annoncer aux familles des moines que ces derniers étaient morts et que seules leurs têtes ont été retrouvées». Les larmes aux yeux, l'ex-archevêque d'Alger se rappelle sa visite à Oran, après l'assassinat du père Claverie, où il craignait un départ massif des religieux. «J'ai été surpris de constater que tout le monde était là et que personne n'a exprimé sa volonté de quitter l'Algérie», dit-il. Le reportage est vraiment à voir…