Avec près de 1,3 million d'entrée, «Des hommes et des dieux», le film de Xavier Beauvois sur les moines de Tibhirine, semble parti pour une opération de com rarement connue auparavant. Grand prix du jury au festival de Cannes, l'œuvre est sublimée par les médias français qui n'hésitent pas à la présenter comme l'événement cinématographique de l'année. Pour d'autres considérations. En fait de film, «Des hommes et des dieux» est le prétexte idéal pour raviver la polémique sur le destin tragique des 7 moines trappistes enlevés dans la nuit du 26 au 27 mars 1996 de leur monastère de Tibhirine, dans les montagnes de l'Atlas de Médéa, et exécutés deux mois plus tard par leurs ravisseurs. La presse française s'y emploie de façon admirable d'ailleurs dans le but évident de peser de tout son poids sur le procès en cours de l'affaire Tibhirine. En pointant du doigt le rôle «ambigu» de l'armée algérienne. Et en accusant ouvertement l'ANP d'avoir tué les religieux lors de l'attaque d'un bivouac du GIA. Cette thèse semble très plausible aux yeux des commentateurs français qui se basent sur les déclarations d'ex-militaires algériens dont AbderrahmaneChouchane, Abdelkader Tigha et Mohamed Samraoui, faisant passer Djamel Zitouni et d'autres chefs terroristes pour des agents des services de sécurité algériens chargés, entre autres, d'attiser les conflits entre les factions islamistes armées. Une piste que le général Philippe Rondot a vite fait d'évacuer. L'officier a laissé entendre au cours de son audition, le 27 septembre dernier, par les juges Nathalie Poux et Marc Trévidic, que si la stratégie des services secrets algériens était de «pénétrer, manipuler et intoxiquer» les groupes islamistes armés «pour provoquer leur éclatement et leur autodestruction», il n'y a, en sa possession, aucun élément crédible pouvant mettre en cause les mêmes services dans l'enlèvement et l'assassinat des sept religieux. Philippe Rondot a affirmé, par contre, que les moines ont été enlevés par un groupe affilié à Zitouni, «sinon Zitouni lui-même», mettant fin à toutes les spéculations sur la question. En 2006, devant le juge Bruguière qui menait la même enquête, l'officier français avait fait une déclaration similaire, précisant qu'il ne disposait d'aucun élément qui irait dans le sens d'une manipulation des services de sécurité algériens. Malgré les affirmations de cet ancien chargé de mission au service de contre-espionnage français, le doute persiste en France sur les circonstances de la mort des religieux. Le général François Buchwalter, ancien attaché militaire de l'ambassade de France à Alger au moment des faits, avait déclaré en juin 2009 que les 7 moines ont trouvé la mort lors d'une opération héliportée de l'armée algérienne contre un bivouac du GIA entre Blida et Médéa. Cette information, a-t-il expliqué, lui a été fournie par un ami algérien ayant fréquenté avec lui l'école militaire de Saint Cyr dont le frère commandait l'escadrille d'hélicoptères qui a participé à cette opération. Des spéculations vite reprises par l'avocat des familles des religieux, Me Patrick Baudouin, qui estime que le témoignage du général Buchwalter prouve que les autorités tant françaises qu'algériennes ont volontairement dissimulé les circonstances véritables de la mort des religieux. La responsabilité française éludée Pourtant, de nombreux éléments existent qui démontrent que l'enlèvement puis l'assassinat des religieux est à imputer aux groupes terroristes islamistes. Mais ces preuves ne sont pas prises en compte par les médias qui préfèrent privilégier l'hypothèse du complot et de la manipulation en présentant le DRS algérien comme le véritable instigateur de toute cette affaire. Commode, cette façon de faire exclut d'emblée la responsabilité de la France dans la mort des moines et ce, après qu'elle eut volontairement interrompu les négociations engagées avec Zitouni. Dans un communiqué diffusé le 26 avril 1996, soit un mois après l'enlèvement des trappistes, le GIA revendique l'enlèvement des moines et promet de les égorger. Djamel Zitouni propose également l'échange de militants du GIA contre la libération des religieux. Il enverra 4 jours plus tard un émissaire au consulat de France à Alger négocier les termes de la transaction. L'émissaire du chef du GIA livrera une cassette audio dans laquelle l'un des moines, Christian de Chergé (le prieur de la communauté), dit notamment : «Il est demandé au gouvernement français de libérer un certain nombre d'otages appartenant à ce groupe en échange de notre libération, cet échange semblant être une condition absolue.» En France, deux filières s'activent pour mener les négociations : d'un côté, la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), à la demande du premier ministre de l'époque, Alain Juppé ; de l'autre, Jean-Charles Marchiani, sollicité par le ministre de l'intérieur d'alors, Charles Pasqua, pour se rapprocher du renseignement militaire algérien. Mais début mai, Alain Juppé désavoue officiellement le groupe Marchiani et lui demande de cesser «toute tractation relative aux moines de Tibhirine». Le 21 mai, un communiqué attribué au GIA annonce la mort des moines, rendant le président français et son ministre des affaires étrangères responsables de la rupture des négociations et donc de l'exécution. «Nous avons tranché la gorge des sept moines, conformément à nos promesses», est-il écrit. Après la découverte des têtes des victimes, le 30 mai de la même année, l'ambassadeur français en Algérie, Michel Lévêque, rédigera la note suivante rapportant les constats faits par le médecin de la gendarmerie de l'ambassade venu avec lui pour identifier les restes des religieux le 31 mai 1996 : «Les boîtes osseuses ne portent aucune trace de projectile». En revanche, l'un des crânes comporte une trace de fracture, «laissant à penser que les décapitations ont été effectuées par une arme blanche et lourde». Le document indique également que selon l'analyse du médecin de la gendarmerie à l'ambassade de France à Alger, «le décès pourrait remonter à une période située entre le 16 et le 21 mai». Mais le médecin en question, Tantely Ranoarivony, entendu par le juge Trévidic en juin 2010, a nié être l'auteur de ces constats. Des contradictions qui ne font qu'épaissir le mystère du côté français et dont le flou permet d'entretenir le doute.