L'intervention musclée contre des harraga par les gardes-côtes et le décès d'un jeune harrag et d'un militaire dimanche dernier relancent la polémique sur ces agissements. D'autres cas ont été enregistrés au large de Annaba, sans que la lumière soit faite. Accident ou nouvelle méthode pour terroriser les migrants clandestins ? L'enquête promise par les militaires concernant le décès du harrag Hamza Guerbi, 25 ans, originaire de Sidi Salem (Annaba), et du garde-côtes Mekoui Mohamed, 23 ans, mort au cours d'un «incident» le dimanche 7 juillet dernier au large de Annaba, lors de l'interception par les éléments des gardes-côtes d'une embarcation clandestine, connaîtra-t-elle le même sort que l'enquête sur la mort, dans les mêmes circonstances, obscures d'Ikram Hamza, 32 ans, en 2009 ? L'enquête sur ce dernier cas n'a jamais été rendue publique, mais des informations obtenues par El Watan Week-end confirment que les autorités refusent de remettre en cause la version officielle. Pour rappel, la nuit du jeudi 6 août 2009, l'embarcation de fortune avec à bord 21 harraga, qui tentaient de rejoindre le sud de la Sardaigne, a coulé peu après minuit lors d'une collision avec une unité semi-rigide des garde-côtes, causant la mort d'Ikram Hamza, des blessures aux jeunes harraga et le naufrage de leur barque. Selon la version des militaires, recueillis par El Watan à l'époque, «il y avait trois embarcations interceptées par nos services. Après une course-poursuite, les harraga, dont le jeune Ikram, qui se trouvaient dans la première embarcation, ont réagi d'une façon très bizarre. Dès qu'ils ont été interceptés, soit vers 0h45, ils ont refusé de se plier aux injonctions des éléments de la Marine nationale. Ils ont carrément foncé sur l'unité des gardes-côtes. C'est ce qui a causé des blessures plus ou moins graves à plus d'une dizaine d'entre eux et le décès d'Ikram Hamza, en plus du fait que l'embarcation ait coulé», avait déclaré, alors, le premier responsable de la station maritime principale des gardes-côtes. Mais du côté des victimes, la version est tout autre. Interrogés par le journal, les harraga impliqués ont donné leur propre version : «Nous étions au large de oued Samhout et il était 00h15, soit près d'un quart d'heure après avoir appareillé, lorsque nous avons été surpris par trois unités semi-rigides des gardes-côtes, dont une impressionnante semi-rigide 360. Enquête Deux de ces unités sont parties pourchasser les deux autres embarcations. La troisième est restée sur place. Nous savions que nous ne pouvions plus bouger. ‘‘Errayès'' (le passeur) a dû arrêter le moteur et nous nous apprêtions à rejoindre la terre ferme. C'est à ce moment-là que les garde-côtes ont commencé à nous lancer des bonbonnes d'eau de 20 litres et des bouées de sauvetage, avant que l'ordre de foncer frontalement sur notre embarcation n'ait été donné par leur supérieur.» Le commandement des forces navales a dépêché à Annaba, quelques jours après ce drame, une commission d'enquête composée de quatre hauts gradés. Mais aucune suite n'a été donnée à cette mission. Pire, la famille d'Ikram Hamza et celle d'un blessé grave, Mohamed Chérif Cherirou, n'ont pu lancer une action judiciaire contre la Marine nationale, ne pouvant même pas mettre la main sur le rapport d'autopsie resté chez le procureur de la République de Annaba. Le seul à avoir osé braver le silence, c'est le député Salah Bouchareb Mohamed, membre de la commission de la défense nationale à l'APN, en adressant, le 9 août 2009, une recommandation au ministre délégué à la Défense nationale, l'ex-général Abdelmalek Guenaïzia, pour ouvrir une enquête. L'enquête ne devait pas concerner seulement le cas d'Ikram Hamza, vieux de quelques jours, mais aussi celui du jeune Algérois Islam Zehioua, étudiant en 3e année de droit à Ben Aknoun, disparu en mer après un «incident» similaire en 2007. «Il y a eu apparemment enquête, mais rien n'a été rendu public», nous a déclaré hier le désormais ex-député Salah Bouchareb Mohamed. «En fait, après ma requête officielle, à l'époque, le ministère de la Défense m'a répondu, à travers les services de l'APN, par une note classée secrète, où on m'explique que les résultats de l'enquête maintiennent la même version officielle déjà donnée par la Marine nationale, c'est-à-dire que la responsabilité de l'incident incombe aux harraga et non à l'unité des gardes-côtes», a révélé l'ancien député. Violence «Mais cette réponse ne m'a pas convaincu, a-t-il tranché, vu la taille des deux embarcations impliquées (l'une de fortune et l'autre un petit mais solide semi-rigide militaire), et selon les nombreux témoignages des harraga rescapés». Selon Salah Bouchareb Mohamed, «il aurait été plus adéquat de ne pas affronter l'embarcation des harraga avec une telle violence. Il est vrai qu'il s'agit d'appliquer la loi, mais pas de manière si violente». Pour la présidente de l'association AFAD, Mounira Hadad, contactée hier depuis Annaba, «le vrai problème reste cette loi punitive contre les harraga et que les militaires sont obligés d'appliquer dans toute sa rigueur, avec des dérapages apparemment, peut-être que cette fois-ci les tirs de sommation étaient mal visés…». Dérapages ? Selon le témoignage recueilli par El Watan auprès d'un responsable sécuritaire au port de la capitale sarde de Cagliari une année après le drame d'Ikram Hamza, «chaque année, nous recevons en Sardaigne en moyenne 800 harraga qui viennent de Annaba, l'an dernier (2009), nous avons enregistré un pic, avec 2000 arrivées». Cependant, il a noté ensuite que «depuis le 8 août 2009 et l'affaire de ce jeune homme tué suite à une intervention des garde-côtes, les flux de harraga se sont brusquement interrompus». De là à dire que la méthode libyenne (foncer sans ménagement sur les harraga) a été adoptée chez nous, il n'y a qu'un pas à faire. Sauf si l'armée, cette fois-ci, rend publique l'enquête sur cet énième drame qui a coûté la vie à deux jeunes Algériens, un harrag et un garde-côtes.