De Saussure écrit que « psychologiquement et sans tenir compte de la manière dont l'homme utilise les mots pour exprimer ses idées, l'esprit n'est qu'une masse qui n'a pas de forme définitive et qui est toujours en projet. C'est en ce sens qu'il est indifférencié. C'est pourquoi les philosophes et les linguistes se sont accordés pour affirmer la nécessité des relations sociales qui fondent, développent et rendent la langue créatrice de ses propres mots et de ses propres sens. En effet, l'esprit en tant que tel reste un magma brut et opaque, sans l'intervention des relations humaines ; parce qu'il n y a pas d'idées qui naissent ex nihilo et d'une façon spontanée. Enfin qu'il n' y a rien qui existe, avant l'apparition du langage ». Si nous faisons de cette analyse saussurienne un postulat de base, selon lequel c'est le langage qui crée l'esprit et donc les idées et donc l'intelligence humaine, nous nous trouvons devant l'énigme de la formation du langage. Une énigme qui n'aura jamais une réponse claire, simple et unique. Car toute création linguistique est due à une production de l'esprit, d'une façon consciente ou inconsciente. La langue ne se développe, ne se densifie et ne se complexe que grâce à la complication et à l'abstraction que développe l'esprit, en soi et par lui-même. Cette relation entre le langage et l'esprit qui semble aujourd'hui si évidente et si dialectique, ne l'a pas été toujours .Plus la langue est abstraite et riche et plus l'esprit va produire des idées complexes et riches. C'est ainsi que les peuples qui ont une langue riche, structurée et dont la grammaire est très complexe et très compliquée, vont produire des idées créatrices ; c'est à dire des arts raffinés et des sciences élaborées. Même si l'on admet qu'il n'y a pas de « petites langues » ; il est clair que les grandes civilisations possèdent des langues très élaborées et très complexes. Le nier, c'est tomber dans une sorte de démagogie « caritative » et compassionnelle que certains anthropologues bien intentionnés et quelque peu naïfs essayent de faire accroire. Les langues « fortes » sont des langues qui ont affronté d'autres langues fortes, coexisté avec elles et en ont adopté une partie du vocabulaire et certaines structures grammaticales. Ainsi, nous constatons que la langue arabe qui est une langue qui s'est répandue très loin de son terreau originel s'est métissée avec beaucoup de succès avec les langues des peuples que l'Islam a conquis. C'est ainsi que nous retrouvons dans Lissan al Arab D'Ibnou Mandhour Al Ifriqui, des milliers de mots empruntés au grec, au latin, au persan, au turc et à certaines autres langues indo-européennes. Ce fut là le coup de génie de la langue arabe ; qui au sortir de la péninsule arabique, n'était pas cette formidable machinerie qui a permis les plus grandes découvertes scientifiques et les plus grandes créations artistiques. « Au début, fut le verbe ». Cette affirmation biblique a été mise à profit par les linguistes arabes et particulièrement par Ibnou Mandhour dont le lexique phénoménal a été longtemps refusé par les pouvoirs politiques et académiques de l'époque. Cet homme a lui-même été méprisé et réprimé méchamment par les inévitables clercs transformés en chiens féroces pour laisser la langue arabe végéter dans les sérails autoritaires et dans la bouche de poètes laudateurs des rois et des khalifes. Les autres pays puissants et occupants n'ont pas du tout imité le métissage fécond et positif de la langues arabe greffée de toutes parts, et jusque par la langue chinoise. Les colonialismes européens qui ont commencé à fonctionner au quatorzième siècle et jusqu'à nos jours ont rejeté, négligé, combattu et tenté d'éradiquer la langue du colonisé. Pour cette raison à la fois chauvine et raciste, les langues européennes sont restées figées et infécondes. A l'exception de la langue espagnole qui en se répandant en Amérique latine et en se métissant à la langue arabe, pendant l'occupation de l'Andalousie, est devenue une langue superbement métissée et donc féconde et créatrice. Les Arabes, comme les Espagnols, se sont métissés avec les populations qu'ils ont conquises et ils se sont mariés avec les femmes autochtones. La langue arabe, dès l'apparition du pouvoir omeyyade, a eu ce génie de récupérer la langue de l'autre. Avec les Abbassides et en particulier avec Al Maa'moun qui créera la première institution de traduction dans l'histoire de l'humanité ( Dar al Hikma), une nouvelle vision du monde va se développer dans une coexistence linguistique, scientifique et artistique réellement universelle. Peut-être, l'action d'Al Maa'moun s'explique-t-elle, par le fait que sa mère était persane ? Mais pas seulement... Le développement des échanges commerciaux y est aussi pour beaucoup ! Puisque des centaines de produits inconnus jusque-là des Arabes ont été découverts par eux et ont gardé leur nom d'origine. De nos jours, la langue arabe a gardé cette capacité d'adaptation et cette audace à prendre dans la langue de l'autre tout ce qu'elle a de meilleur. Ainsi, la presse arabe a toujours été très rapide à récupérer des termes anglais en les gardant tels quels ou en les arabisant d'une façon efficace. L'exemple le plus explicite est celui du terme « normalisation » que les journalistes arabes ont transcendé par le mot (TAATBII), c'est-à-dire « naturalisation », pour parler de la normalisation des rapports entre l'Egypte et Israël. Du coup en arabe, le sens est devenu « rendre les rapports naturels. Mais bien avant, les mots : « tabou », « routine », « cadres », « cliché », etc. ont été introduits sans fausse pudeur dans le dictionnaire arabe, et ce, bien avant les premières tentatives faites en Europe pour introduire des mots ramenés par les pieds-noirs ou par les immigrés maghrébins. Dans un autre contexte, l'introduction et l'arabisation ou la berbérisation de mots français dans les parlers de tout le Maghreb se fait de façon naturelle et presque inconsciente. Amusante, même, parfois. Mais c'est peut-être chez certains intellectuels maghrébins qui s'évertuent à parler français dans des sociétés qui ne la comprennent plus ; malgré l'affaiblissement de cette langue et malgré tous les bouleversements politiques et sociaux, que le snobisme intervient d'une façon voyante et grotesque. D'autant plus que ces mêmes intellectuels atteints du complexe du colonisé, commencent à mal parler cette langue qu'ils considèrent comme une langue supérieure, parlée par une race supérieure... C'est-à-dire, par eux-mêmes.