La violence fait son grand retour en Egypte. Après une semaine relativement calme, la situation a dégénéré au Caire et un peu partout à travers le pays, dès les premières heures de ce mercredi, lorsque les forces de l'ordre ont commencé à évacuer les deux places occupées par les partisans de l'ex-président Mohamed Morsi. Le Caire (Egypte). De notre correspondante
Les affrontements ont fait des centaines de victimes et des milliers de blessés. «Allah est grand, Allah est grand», «Al Sissi est le nouveau Bachar Al Assad, il s'attaque à son peuple», «Yasskot, yasskot hokm al asskar» (à bas l'armée), criaient les pro-Morsi sur les places Rabaa Al Adawiya et Al Nahda, où l'accès était devenu presque impossible, hier en fin d'après-midi. Le chaos tant attendu par les Egyptiens était hier au rendez-vous. Alors que les forces de l'ordre avaient promis une opération «graduelle» et des «sommations» depuis plus d'une semaine, leurs bulldozers ont pris les manifestants par surprise, à l'aube. L'action de dispersion musclée des milliers de personnes, dont des femmes et des enfants, réclamant le retour du premier président démocratiquement élu, s'est transformée en bain de sang. «J'ai été refoulé par la police, tôt ce matin, en essayant d'accéder à Rabaa Al Adawiya», affirme Giulio, un photojournaliste italien spécialisé en zone de conflits. Il poursuit : «J'ai rebroussé chemin de peur qu'on me perquisitionne mes caméras ou qu'on me demande d'effacer les photos que j'ai pu prendre. J'ai réussi à pénétrer par un autre accès contrôlé par la confrérie, où j'ai pu rester quelques minutes. Ce qui m'a impressionné c'est de voir des habitants des immeubles du quartier lancer aux blessés du coton, des flacons d'alcool médical et autres médicaments.» L'accès à la place Rabaa était interdit aux journalistes qui ne se trouvaient pas déjà sur les lieux. Des tirs d'arme automatique résonnaient et une pluie de grenades lacrymogènes s'est abattue sur le camp de tentes. Les journalistes présents sur place ont confirmé la présence de cadavres, dont certains calcinés. Dans l'hôpital de campagne de Rabaa au sol maculé de sang, une ambiance de chaos. Les médecins, débordés, délaissaient les cas désespérés pour concentrer leurs efforts sur les blessures susceptibles d'être soignées. La journaliste indépendante britannique Bel Trew a pu pénétrer sur la place Rabaa malgré les risques. Elle raconte en quelques tweets ce qu'elle y a vu : «A Rabaa, les coups de feu sont incessants. Les gens courent à travers les balles pour accéder à l'hôpital de campagne. Beaucoup de femmes et d'enfants se mettent à l'abri. Pour accéder à l'hôpital de campagne, vous devez passer par un chemin arrosé de balles. Les brancards sont couverts de sang.» «Les manifestants sont déterminés à rester sur place. Les femmes distribuent de l'eau. Quelques-uns tentent de dormir malgré le bruit des détonations. Le chaos est total. La police attaque Rabaa de tous les côtés, avec des gaz lacrymogènes et des balles. Je ne peux pas dire d'où viennent les tirs, je me mets à couvert.» Les événements ont vu l'arrestation de plusieurs journalistes et ont coûté la vie à deux d'entre eux. Mick Deane, caméraman pour la chaîne de télévision britannique Sky News, a été tué par balle au Caire, alors qu'il couvrait les événements ; il était âgé de 61 ans et travaillait pour Sky News depuis 15 ans. Une autre journaliste, qui ne participait toutefois pas à la couverture des événements, a été tuée par balle hier au Caire. Il s'agit de Habiba Ahmad Abdel Aziz, 26 ans, correspondante du supplément hebdomadaire de Gulf News, Xpress, qui était en vacances dans son pays natal. Selon Reporters sans frontières, elle «participait au sit-in» et a trouvé la mort dans l'intervention contre les Frères musulmans sur la place Rabaa Al Adawiya. Débat continu et confus sur les bilans incertains des victimes La grande question relative aux victimes des affrontements devient presque un champ de bataille à elle seule. Depuis l'éviction de Mohamed Morsi, les pro et les anti se disputent les chiffres. Les Frères musulmans évoquent, eux, 2200 morts et plus de 10 000 blessés, tandis que les autorités disent avoir recensé une centaine de décès à travers le pays, dont au moins six membres des forces de sécurité au Caire, et affirment que les manifestants ont ouvert le feu sur la police. «Ce qui s'est passé était inévitable, le manque de confiance s'est bel et bien ancré dans le pays, pas seulement entre la confrérie et les forces armées, mais aussi au sein de la population égyptienne et bien avant l'éviction de Morsi du pouvoir, le 3 juillet dernier», a expliqué, à El Watan, le docteur Firas Al Atraqchi, professeur associé à l'université américaine du Caire et rédacteur en chef du Brics Post. Et d'ajouter : «La divergence de statistiques en ce qui concerne le nombre de victimes et blessés conduit à des bilans très loin de la pertinence, car chaque bloc croit ce qu'il veut croire dans cette évolution sociopolitique. Malheureusement, ce qui circule de bouche à oreille dans les médias sociaux dépasse la capacité des médias traditionnels. Les journaux et différents sites internet ne peuvent plus rattraper rapidement tous les tweets et mises à jour de statuts sur facebook.» «Je pense qu'il y a une façon d'extrapoler ce qui va se passer dans les jours à venir. Les attaques vicieuses et planifiées contre la population copte et ses institutions, les actes de vengeance s'étendront même aux institutions de l'Etat. Nous avons vu précédemment, dans des pays comme l'Irak ou encore la Syrie, que les chrétiens sont considérés par défaut comme des traîtres à la patrie, des alliés de l'armée et de l'Etat. Je crois fermement que les attaques envers les institutions chrétiennes en Egypte sont un prélude aux attaques envers les postes de police, les institutions militaires, comme c'est le cas au Sinaï. Au moment où l'Egypte commence à ressembler à l'Algérie des années 1990, je maintiens ma ferme conviction que ce chaos pouvait être évité», conclut le docteur Al Atraqchi. Une des victimes des affrontements de Rabaa est Asmaa Al Beltagui, 17 ans, tuée lors de l'assaut des forces de l'ordre sur la place. Elle est la fille de Mohammed Al Beltagui, l'un des rares principaux chefs des Frères musulmans à n'avoir pas encore été arrêté. La jeune fille a été touchée par des tirs dans la poitrine et dans le dos. Condamnation internationale Après un long silence, la communauté internationale s'est enfin exprimée, hier, en condamnant fermement les nouvelles violences via de nombreuses personnalités, dont Ban Ki-moon, le secrétaire général des Nations unies (ONU). Les pays sympathisants n'ont pas manqué à l'appel : principal soutien du gouvernement Morsi, le Qatar a dénoncé «avec force la méthode utilisée contre des manifestants pacifiques» et appelle l'armée égyptienne à la retenue «afin de préserver la vie des manifestants».Le ministre iranien des Affaires étrangères, quant à lui, a dénoncé «un massacre de la population» et «met en garde contre ses conséquences graves». «L'Iran suit de près les événements amers en Egypte et désapprouve les actions violentes», a affirmé le ministre, qui «exprime sa profonde inquiétude quant aux horribles conséquences».