C'est une heureuse initiative qu'a prise l'éditeur Chihab de publier un très beau et stimulant recueil d'articles* du journaliste et directeur d'Alger républicain, ravi aux siens et à la corporation il y a trois ans. Un ouvrage qui - comme celui consacré par l'éditeur parisien Le Seuil aux articles de presse de Kateb Yacine, il y a une décennie - propose aux lecteurs de prendre une mesure réelle d'une autre veine journalistique algérienne de talent et de combat, une capacité remarquable de comprendre et de dire les problèmes de la société. Ceux de l'Algérie tourmentée de 1989 à 1994, avec ses désespérances tant les jeux étaient touillés et que Benzine a su apprivoiser pour les rendre par les mots. L'écriture est dans la continuité intacte de son combat au sein du même journal Alger républicain, affrontant moult interdictions et attaques sous l'occupation coloniale du pays. Un journal symbole où ont été inscrites les collaborations soutenues de célèbres griffes comme celles de Kateb, Camus et Saïd Mekbel. Aux historiens, aux journalistes mais aussi aux citoyens désireux de ne pas oublier les années où l'Algérie a basculé dans la barbarie intégriste, cet ouvrage apporte, en clair et datés, des élans de la conscience écorchée du journaliste Benzine. Dans l'un des tout derniers papiers publiés (21 mars 1994), il écrit : « En décembre 1991, le choix était entre un système mafiosi connu et vomi et un avenir islamiste qui promettait le paradis. On a vu tout ce qu'on sait, enfants décapités, enseignants assassinés devant leurs élèves, imams, femmes, moudjahidine, magistrats et artistes et tant et tant qu'on ne peut plus comptabiliser. Mon Dieu, de quelle patience sommes-nous porteurs ! » Dans cet ouvrage, on constate comment Benzine se délivre en témoin de son temps, qui ne peut éviter les questions les plus délicates ou dangereuses alors qu'il avait la difficile mission de redonner vie et gouverner Alger républicain, soumis à toutes sortes de pressions, jusqu'à avertir franchement ses lecteurs, d'un mot resté dans les mémoires : « Le journal qui paraît quand il peut. » Les règles du jeu sont claires, cela va mieux en le disant. Un pied de nez aux bureaucrates gérant la manne de publicité d'Etat et ses imprimeries, dérangés par ce journal défendant encore mordicus les droits sociaux, pour que l'Algérie reste debout. De ce florilège d'articles publiés en volume, retenons aussi un hommage rendu par Benzine à d'anciens camarades de combat, disparus trop tôt, le peintre et le poète, ancien secrétaire du parti communiste : « Mohamed Khada, Bachir Hadj Ali aujourd'hui : comment leur reprocher de nous avoir quittés en ces douces nuits de mai, nous laissant perdus et éperdus, orphelins dans notre beau pays où les chants et les couleurs se font clandestins ? » (Alger républicain, 10-11 mai 1991). De bout en bout de ce recueil, on pense au sens élevé donné au journalisme par le sociologue Pierre Bourdieu : « Résister aux paroles, ne dire que ce que l'on veut dire ; parler au lieu d'être parlé par des mots d'emprunt. Résister aux paroles neutralisées, banalisées. » On dit que le journalisme fait partie intégrante de l'histoire immédiate d'une société : le précieux ouvrage de Benzine est à la hauteur de cette exigence. Il est à (re)lire d'urgence pour échapper à l'anesthésie de cette époque où les repères continuent de vaciller. - * Abdelhamid Benzine : De notre histoire au quotidien. Alger républicain 1989-1994. Préface de Henri Alleg. Chihab Editions, 2006.