Salim Bachi a réussi le pari d'incarner la jeunesse du grand écrivain. Le dernier roman de Salim Bachi est un récit à la première personne où le jeune Albert Camus raconte, dans un même souffle, sa vie tourmentée, sa quête philosophique, ses engagements politiques et ses conceptions littéraires… Vaste programme. Eté 1949, Camus embarque pour un voyage au Brésil. A 36 ans, il est déjà l'auteur célébré de L'Etranger et de La Peste. Il sent pourtant que sa jeunesse est derrière lui : «Je ne suis plus le jeune prodige qui étonnait Paris en publiant L'Etranger… J'ai quitté Combat (journal clandestin fondé durant l'occupation)… Mes pièces de théâtre sont toutes des échecs critiques et publics… Je me sens sec». Au creux de la vague, l'écrivain tient une sorte de journal de bord qui est aussi un journal intime où se succèdent les temps forts de sa vie d'homme et d'écrivain. L'enfant de Belcourt se souvient de sa grand-mère originaire des Baléares qui a grandi dans une ferme à Chéraga, «rude et sèche comme son âme». Il est surtout hanté par l'image de sa mère, à moitié sourde et irrémédiablement absente au monde. L'indifférence de la mère et l'expérience de maladie façonnent la pensée de l'adolescent, lecteur d'Epictète et de Gide. La tuberculose qu'on lui dépiste à 17 ans déterminera en grande partie sa vision tragique de la vie mais aussi sa détermination à en jouir sans mesure : «J'ai goûté au fruit de la connaissance, qui est souffrance et désir sans fin». Simone, Francine, Maria et les autres… Bachi passe en revue les innombrables conquêtes féminines de Camus, dont une mystérieuse Moïra qu'il rencontre à bord du paquebot. Capitaine Achab de l'absurde, la quête de Camus se résume à «dérober un peu de temps à la mort». Si la guerre d'Algérie n'a pas encore éclaté, Camus, notamment à travers ses reportages pour Alger Républicain, est sensible aux injustices que subissent «les Arabes». Bachi multiplie les citations où l'écrivain dénonce le racisme ordinaire des gros colons. Camus est toutefois réfractaire à la montée du nationalisme algérien qui «n'aura plus de raison d'être quand l'injustice disparaîtra». L'ambiguïté de la position de Camus est évacuée au profit d'un idéal humaniste : rêve d'une civilisation méditerranéenne dans une Algérie où «L'Orient et l'Occident se rejoignent», une sorte de civilisation hellénistique retrouvée face à la démesure romaine des Néron, César et autres Mussolini. En outre, Salim Bachi met en avant les résonances entre la vie et l'œuvre de Camus. On ne peut s'empêcher de penser à Meursault devant cette tante qui lui reproche de ne pas pleurer à l'enterrement de sa grand-mère ou encore à l'évocation d'une rixe avec des Arabes sur une plage oranaise où Camus se sent à la fois «solidaire des siens» et «coupable d'avoir été entraîné par eux». Le roman de Bachi est le fruit d'une recherche biographique minutieuse. L'auteur cite d'ailleurs ses nombreuses sources où se côtoient les œuvres de Camus et les nombreuses biographies, notamment celles d'Olivier Todd et de Michel Onfray. Le pari romanesque de Bachi est de transformer cette mine d'informations en récit intimiste au style dépouillé qui n'est pas sans rappeler «l'écriture blanche» de l'auteur de L'Etranger. Salim Bachi, «Le dernier été d'un jeune homme», Ed.- Barzakh, Alger, Oct. 2013.