A l'origine, c'était la corruption. Ce phénomène qui a fini par «achever de coloniser l'Etat algérien» n'est pas un accident de l'histoire mais «un processus mis en place dès la fondation» de l'ordre autoritaire algérien au lendemain de l'indépendance, a grondé le politologue Mohammed Hachemaoui, lors de son intervention aux Débats d'El Watan sous le thème annonciateur «Algérie : corruption du système ou système de corruption ?» Professeur à l'université Paris 8, Hachemaoui, qui s'est intéressé longtemps à ce phénomène, s'est attelé à démontrer comment la corruption est consubstantiellement liée à l'autoritarisme. Il a assuré que «la corruption systémique n'est pas, telle la foudre, un phénomène qui frappe une communauté politique de l'extérieur et par surprise, mais c'est un processus par lequel des groupes et des individus exercent, en vue d'obtenir un gain privé, de l'influence à l'intérieur d'un système de gouvernement». Elle est «enchâssée» dans les processus politiques et économiques qui, selon l'orateur, posent toute une série de questions fondamentales des rapports entre pouvoir et richesse, public et privé. «Quelles sont les opportunités politiques et économiques disponibles dans une communauté politique et qui les met en œuvre ? Comment les individus et les groupes acquièrent, utilisent et échangent la richesse et le pouvoir ? Comment les arrangements institutionnels et les intérêts en compétition influencent-ils les processus d'accumulation de pouvoir et de richesse ? Les institutions de l'Etat sont-elles à l'abri ou au service des groupes d'intérêts privés ? Quels sont les liens entre, d'un côté, le type de régime, l'économie politique et la force ou faiblesse des institutions (de l'Etat et de la société civile) et, de l'autre, les symptômes de corruption qui se déploient dans les communautés politiques ?» Des interrogations – sous forme d'affirmations – qui montrent l'enchaînement mortifère entre «l'autoritarisme et la corruption politique». Corruption des factions, des tycoons et des oligarques ? Replaçant ce fléau dans une perspective historique, Mohammed Hachemaoui a retracé les différentes périodes politiques, de l'indépendance à nos jours, en commençant par ce qu'il appelle «la corruption des factions» qui trouve son origine dans «la nationalisation des intérêts étrangers et l'appropriation du parc de logements et de biens immobiliers colonial qui fournit aux prétoriens, qui contrôlent les principaux ministères de souveraineté, un précieux butin de guerre. Les mouvements de fonds et de biens que rend possible l'appropriation du patrimoine colonial d'une part, la réorganisation étatique des circuits financiers et commerciaux qu'implique la ‘nationalisation' d'actifs internes et externes, de l'autre, permettent, par le patronage et l'influence, d'opérer le premier transfert de richesses de l'Algérie indépendante. L'opération de répartition des prébendes, qui dure jusqu'au début des années 1970, est sous le contrôle des services de la police politique. L'octroi discrétionnaire de privilèges et le flux croissant de l'investissement de l'Etat démiurge offrant, à partir du boom pétrolier des années 1970, des marchés publics et des circuits d'enrichissement protégés». Craignant des putschs, le colonel Boumediène, arrivé au pouvoir suite un coup d'Etat, a «cédé aux chefs des Régions militaires, alliés sans lesquels il n'aurait pu ni mener à bien ses coups de force successifs d'août 1962 et juin 1965 ni survivre aux tentatives de putsch et de rébellion, des fiefs et des niches d'enrichissement en 'dédommagement' de la monopolisation grandissante du pouvoir réel», poursuit M. Hachemaoui, qui définit cette phase comme «inaugurale du state-building». Vient ensuite la période de la corruption de «patronage» où «les clients cooptés qui obtiennent, à bas prix, droits d'acquisition et concessions, forment le premier noyau du secteur privé». Cette caste est constituée pour l'essentiel, d'après le conférencier, «d'anciens chefs maquisards, seigneurs de guerre, marchands d'armes et/ou leurs parentèles respectives. Ces derniers sont ainsi dotés de capitaux et incités, en violation de la doctrine officielle du régime 'socialiste' à s'enrichir dans le privé. La corruption politique concerne, aussi, l'élite militaire en place». La passation de pouvoir après la mort de Boumediène «ne change ni les règles du jeu politique ni la structure de cette économie occulte. Seules les politiques publiques, qui changent radicalement, entraînant une lutte entre bandits sédentaires et une réorganisation des réseaux de grande corruption», juge Mohammed Hachemaoui. Mais la machine de la corruption, «huilée» par les booms pétroliers des années soixante-dix, se grippe avec l'effondrement des cours du pétrole, début 1985, ce qui prive les tenants du pouvoir de la rente des hydrocarbures. Conséquence directe, la révolte d'Octobre qui ouvre une nouvelle séquence politique, mais sans remettre fondamentalement en cause la nature autoritaire du système politique. La tentative audacieuse du gouvernement des réformateurs s'est heurtée à une résistance des blocs autoritaires. «La violence comme combustible…» La parenthèse post-Octobre 1988 est vite fermée pour en ouvrir une autre, plus longue et surtout désastreuse. Les années de terrorisme. Une phase où le phénomène de corruption «se généralise à l'ombre de la violence politique», affirme M. Hachemaoui. «Les financements exceptionnels permettent, au moment où l'économie algérienne est désormais sous l'influence de réseaux de ‘bandits sédentaires' et de ‘bandits vagabonds', d'injecter en quatre années (1994-1998) 22 milliards de dollars. Alors que la compétition pour la capture des pouvoirs d'Etat fait rage entre les prétoriens, les monopoles changent de statut, passant du secteur public aux magnats privés. L'appareil commercial des monopoles est ainsi remplacé par des oligopoles directement liés aux principaux chefs prétoriens. Le marché des importations, qui représente durant ces années de violence entre 10 et 11 milliards de dollars, tombe ainsi sous le contrôle de magnats liés à l'élite militaire et civil de l'Etat prétorien», dissèque-t-il. Ce cycle est marqué par le règne des gouvernants «jouissant d'un pouvoir non contrôlable et non imputable qui érigent, à l'ombre de l'extraversion de l'économie et de la privatisation de la violence, des oligopoles commerciaux grâce auxquels ils sont très rapidement devenus, l'insécurité favorisant la prédation rapace, de puissants (protecteurs de) magnats dans l'importation de produits alimentaires, de médicaments, de matériaux de construction, etc. Les marchés d'importation sont ainsi répartis entre prétoriens au gré des rapports de force», ajoute le politologue. Une situation qui fait dire à M. Hachemaoui que la violence a servi de «combustible à la corruption». Il brocarde «la privatisation de la violence qui a installé un épais écran de fumée empêchant de repérer what's really going on (ce qui se passe réellement) : les échanges corrompus, les privatisations frauduleuses, les transferts de la rente, les conflits d'intérêt, le détournement des fonds publics, la constitution d'oligopoles privés». Dans ce climat de terreur, la prise de parole est fatale. Dans ce processus historique dont la corruption a été au cœur de la construction de l'autoritarisme, «la communauté politique algérienne serait-elle colonisée par ce fléau ?» s'est interrogé Mohammed Hachemaoui, qui n'a pas manqué de rappeler que la IIe République italienne est née grâce à la campagne «mains propres» menée par des juges indépendants qui a précipitée la chute de la Ire République pour affaires de corruption. En Algérie, ce phénomène dévastateur constitue l'ADN du régime politique mis en place dès l'indépendance. Pourrait-il un jour en être de même chez nous pour conduire à la fin de l'ordre autoritaire ?