L'affaiblissement institutionnel a été favorable à la prolifération des affaires des tenants du régime et leurs parentèles. La prestigieuse revue Esprit, revue d'idées fondée en 1932 par le philosophe Emmanuel Mounier, vient de consacrer son dernier numéro au thème : «La corruption, la peur et la révolte». Dans le menu, figure une étude extrêmement édifiante de notre ami Mohammed Hachemaoui. Expert en sociologie politique, professeur invité à l'Université Paris VIII, l'auteur est également connu pour être l'animateur des Débats d'El Watan. Sous le titre : La corruption politique en Algérie : l'envers de l'autoritarisme, Mohammed Hachemaoui s'attaque à un sujet qu'il connaît intimement pour lui avoir dédié rien de moins que sa thèse de doctorat. Le propos de M. Hachemaoui, disons-le d'entrée, est d'examiner les liaisons dangereuses qu'entretiennent corruption et autoritarisme au sein du régime algérien. Se rangeant à l'acception universelle du mot «corruption», le politologue la définit comme un «abus de positions et de ressources publiques à des fins privées». Mohammed Hachemaoui s'attachera ensuite à disséquer méthodiquement un phénomène qui, déplore-t-il, est «peu analysé dans le monde arabe». Un cas d'école : l'affaire Khalifa Exemple incontournable de son corpus d'étude : l'affaire Khalifa, le «scandale du siècle» comme l'avouait Ahmed Ouyahia. L'auteur rappelle par le menu comment le groupe tentaculaire de Abdelmoumen Khalifa a été fabriqué de toutes pièces au point de devenir le bras financier de la nomenklatura : «Le conglomérat, pour entretenir son image en Algérie, écrit-il, poursuit une politique clientéliste et corruptrice à grande échelle : offrir des cadeaux aux membres importants de l'élite dirigeante (appartements luxueux à Paris, villas et autres assiettes foncières dans les beaux quartiers d'Alger, berlines, prêts bancaires généreux, prises en charge à l'étranger, etc.) ; distribuer des salaires trois à quatre fois plus élevés que ceux pratiqués dans le pays pour les enfants de la nomenklatura et de l'aristocratie ouvrière ; arroser les patrons de la presse privée de cachets en devises ; sponsoriser la sélection nationale et les clubs locaux de football…» Pour Mohammed Hachemaoui, «la corruption en Algérie n'est ni accidentelle ni sectorielle mais procède bel et bien d'un système de gouvernement». Insistant sur la nature fondamentalement «prétorienne» (militaire) du régime algérien, le politologue démontre comment l'équipe au pouvoir «pénètre tous les pores du corps étatique». Rien n'échappe dès lors à ses griffes : par-delà la cooptation des chefs d'Etat et de gouvernement, elle étend ses pouvoirs à tous les postes stratégiques : «Gestionnaires des capitaux d'Etat, chefs des grandes sociétés nationales ; ambassadeurs et attachés militaires, ministres, secrétaires généraux et directeurs centraux des ministères de souveraineté ; responsables d'antennes commerciales à l'étranger et chargés de l'intermédiation financière», énumère le chercheur. A cet éventail s'ajoute toute une tripotée de «valets» qui remplissent la fonction d'«intermédiaires institutionnels», comme il les appelle. Ces derniers «tirent de colossaux bénéfices de corruption à travers le jeu des pots-de-vin», dit-il. Outre ce dispositif de promotion de «cadres consentants» et autres «tycoons», sortis des «laboratoires» du sérail, Mohammed Hachemaoui cite, a contrario, un autre procédé, qui, à la différence du premier, use de «sales méthodes» pour «neutraliser» opposants et société civile récalcitrante. C'est ce qu'il appelle les «dirty trick politics» : «Ce répertoire comprend, entre autres, les manipulations, les infiltrations, les complots, l'intimidation, les purges, la torture et l'homicide politique. Les services de sécurité ont en fait une spécialité». Des méthodes destinées à «déjouer l'émergence d'une société politique», argue-t-il. Un régime «corruptophile» «La survie puis la consolidation du régime prétorien avaient un coût : l'institutionnalisation de la corruption politique», souligne notre expert. «La corruption, loin d'être occasionnelle ou marginale, s'est posée bien avant l'avènement de l'ère pétrolière en 1971-1973, comme un mécanisme de régulation des conflits, un marché de substitution à la participation politique, une compensation économique à l'exclusion du pouvoir, un dispositif de contrôle, bref une ultima ratio pour adoucir l'ordre prétorien en permettant de récompenser les fidèles, compromettre les concurrents et corrompre les opposants.» Le politologue regrette dans la foulée le sabotage des réformes engagées par le gouvernement Hamrouche : «Le bras de fer remporté par les prétoriens sur les réformateurs du régime en juin 1991 marque un moment déterminant dans le processus d'affaiblissement institutionnel de l'Etat et par conséquent dans la survie du système de corruption.» Dans un autre registre, l'auteur s'étonne du silence de nos députés et autres sénateurs face à l'ampleur prise par cette corruption systémique. Il attirera au passage l'attention sur «l'opacité» qui entoure la gestion d'une entité stratégique comme le Fonds de régulation des recettes «dont les réserves en 2006 ont atteint les 40 milliards de dollars». «Alors que le FRR, échappant à tout contrôle, s'apparente désormais à une immense caisse noire, jamais le Parlement n'a exigé des comptes au gouvernement au sujet de la gestion de ce fonds», appuie le politologue. Mohammed Hachemaoui pointe du doigt également l'effet pernicieux des monopoles dans l'accroissement de la corruption. D'après lui, les anciens monopoles de l'Etat ont donné lieu à des «oligopoles directement liés aux principaux chefs prétoriens». Il établira, par ailleurs, que l'affaiblissement institutionnel a été favorable à la prolifération des affaires des tenants du régime et leurs parentèles «à l'abri de toute velléité de contrôle». La «guéguerre» DRS-présidence Point d'orgue de cette entreprise de démantèlement institutionnel – toujours selon la même étude : le sort réservé à la Banque d'Algérie et au Centre national d'observation des marchés extérieurs et des transactions commerciales du ministère de l'Economie. Abordant les scandales de corruption qui font les choux gras de la presse, Mohammed Hachemaoui note que ces déballages «ciblent exclusivement le clan Bouteflika». Et de poursuivre : «A la vérité, le ‘‘feuilleton'' des affaires de corruption reflète moins les percées d'une presse libre que le rapport de force entre les deux principaux centres du régime : le DRS, qui exerce le monopole des enquêtes liées à la grande corruption, et le président Bouteflika.» Mohammed Hachemaoui estime, pour finir, que la succession du président Bouteflika ne prête guère à l'optimisme : «Les prétoriens, observant avec satisfaction la reprise en main, par l'armée, du processus politique subséquent à la chute du raïs Moubarak, semblent, malgré les frictions internes qui se manifestent çà et là, s'acheminer vers un compromis : préparer l'après-Bouteflika pour opérer un renouvellement générationnel de l'élite dirigeante et reconfigurer le système en surface sans toucher aux fondamentaux.»