La moudjahida Zohra Drif, 76 ans, était hier l'invitée de la première semaine culturelle de l'Agence nationale de communication, d'édition et de publicité (ANEP) au centre Mustapha Kateb d'Alger. Elle revient, dans cet entretien accordé à El Watan, sur la polémique soulevée par Yacef Saâdi, ancien commandant de la Zone autonome d'Alger, qui a affirmé que Zohra Drif aurait envoyé (en septembre 1957) deux lettres à Hassiba Ben Bouali, qui était dans une cache à La Casbah d'Alger, pour lui demander de se rendre aux français. - Pourquoi Yacef Saâdi évoque-t-il ces deux lettres aujourd'hui ? Pourquoi insiste-t-il sur cette question ?
Honnêtement, celui qui peut répondre, c'est bien lui. Je ne peux faire que des suppositions. Par intégrité intellectuelle, il est toujours difficile d'émettre des hypothèses. Ce n'est pas dans mon caractère. Ce que je peux dire, me concernant, et dire à mon peuple : je n'ai jamais écrit ces deux lettres. De surcroît, ces deux lettres portent en elles-mêmes la preuve de leur fausseté. Et là, je me réserve le droit d'exposer ces idées dans la sérénité et le calme, et de démontrer que ces deux lettres sont fausses.
- Une démonstration par écrit ?
Je me réserve ce droit. Je veux insister pour dire que je n'ai jamais écrit ces deux lettres. J'ai été toujours responsable de ce que j'ai vu et vécu. Et je suis capable de reconnaître mes erreurs, mais pour ces lettres, je peux déclarer qu'elles ont été fabriquées. Je vais bientôt publier cette démonstration.
- N'allez-vous pas déposer plainte contre Yacef Saâdi ?
Pensez-vous que cela présente de l'intérêt pour la Révolution algérienne et pour notre pays ?
- Yacef Saâdi vous a accusé de trahison, c'est tout de même une grave accusation…
Je ne me sens pas du tout concernée ou atteinte. C'est vrai que c'est grave dans l'absolu, mais cela ne m'atteint pas parce qu'il s'agit d'une contrevérité.
- Avant vous, Yacef Saâdi s'était attaqué à Louisette Ighilahriz, en mai 2011. Saâdi a-t-il un problème avec les moudjahidate ou avec l'histoire ?
Vous devriez lui poser la question. Il s'est attaqué à moi, à Louisette, je ne sais pas s'il l'a fait pour les combattants de la Zone autonome d'Alger (ZAA). Dans mon livre (Mémoires d'une combattante de l'ALN, paru aux éditions Chihab), j'ai voulu être la plus honnête possible, la plus proche de la réalité. J'ai fait un témoignage de ce que j'ai vécu. Il n'était pas dans mon propos de dire que les uns était meilleurs que les autres. J'ai dit la vérité et j'ai senti une certaine obligation à faire ce témoignage. Je crois avoir témoigné sur l'engagement total, absolu des femmes de La Casbah. Cet engagement était au niveau de tout le territoire national. Les femmes avaient constitué la base arrière sur laquelle les combattants de l'ALN s'étaient appuyés. Elles avaient été aussi des actrices actives à tous les niveaux. En 1954, il n'était pas imaginable dans notre société, une société patriarcale, qu'une femme se mêle aux les hommes, quitte le foyer familial et aille se battre les armes à la main. Les femmes avaient été toujours partie prenante de l'histoire de leur pays. L'Emir Abdelkader se battait soutenu par la smala, les femmes, Lala Zohra. Elles apportaient l'aide qu'il fallait aux hommes qui allaient au combat, préparaient les armes, etc.
- Vous avez rendu un hommage particulier aux femmes de La Casbah d'Alger dans votre livre…
J'ai rendu hommage à Khalti Baya, à Lalla Tassaadit et à d'autres femmes qui étaient dans le cœur de l'action. Quand nous étions hébergés dans ces maisons, lesquelles étaient devenues moins sûres, les moudjahidine quittaient les lieux. Et quand les escouades de parachutistes venaient investir les lieux, les femmes leur faisaient face. Elles étaient là, stoïques, subissant les tortures. Vous n'avez pas idée de la brutalité et de la sauvagerie des paras. Les femmes étaient supposées vivre loin de l'espace public. C'était el horma dans le véritable sens. El horma était essentiel dans la mentalité de Khalti Baya, de Lalla Tassaadit… Toutes ces dames s'étaient retrouvées face à l'ennemi, souvent dans des situations difficiles. Elles continuaient à apporter leur aide aux moudjahidine quand elles le pouvaient. Peut-être que d'avoir témoigné avec force de ce que j'ai vécu et vu, cela dérange-t-il ? Je ne sais pas.
- Fatiha Bouhired (Oukhiti) a été également attaquée par Yacef Saâdi. Elle est morte et ne peut pas se défendre. Qui défendra la mémoire de cette dame ?
C'est la raison pour laquelle je suis révoltée, indignée, je ne trouve pas les termes pour exprimer ce que je ressens. Oser s'attaquer à une personne morte ! Fatiha était jeune, elle avait notre âge, avait cinq enfants en bas âge, l'aîné était âgé de dix ans (vers 1955). Son dernier était encore au sein. Elle avait vu son mari Mustapha se faire assassiner devant la maison où elle habitait : la tête éclaté d'un tir de mitraillette, sa cervelle et son sang avaient giclé sur le mur. Cette femme, malgré ce qu'elle avait vécu et l'état dans lequel elle était, nous soutenait. Nous étions dans une situation extrêmement difficile. Le passage des troupes de Massu (le général Jacques Massu était le chef de la 10e division de parachutistes durant la guerre de Libération nationale, ndlr) dans La Casbah était quelque chose que vous ne pouvez pas imaginer. Ils ont tué, torturé, jeté des gens dans les puits…Vous n'imaginez pas le nombre de maisons où les cadavres n'ont pas encore été découverts. Ils ont tué et jeté des Algériens dans la baie d'Alger. A ce jour, plus de 3000 familles n'ont pas fait le deuil de leurs enfants. Durant cette période, il était difficile de trouver un hébergement. Les refuges n'étaient pas sûrs. Dans cette terreur généralisée, Oukhiti avait accepté de donner sa maison pour en faire un refuge connu de nous seulement (5, impasse de la Grenade, puis 3, rue Caton à La Casbah d'Alger). Quand nous n'avions pas où aller, nous allions chez Oukhiti. Plus que cela, elle a été arrêtée et torturée alors que nous étions chez elle. Elle avait passé une nuit sous la torture des paras. Plus que la douleur, il y avait l'humiliation. Face à eux, vous êtes nus et ils se permettaient tout (Massu avait été, entre autres, accusé par Louisette Ighilahriz d'avoir couvert les tortures pratiquées par ses hommes). Le capitaine Chabane lui avait proposé de collaborer avec l'armée française et lui avait demandé d'indiquer dans quel quartier se trouvaient Zohra Drif et Hassiba Ben Bouali. Oukhiti, qui était d'une intelligence exceptionnelle, lui avait dit oui car elle avait peur de craquer. Dès son retour, elle nous a tout répété. Yacef a sauté sur l'occasion en disant : «Fantastique, nous allons avoir une cache protégée par l'armée française !» Yacef avait demandé alors à Oukhiti de retourner chez le capitaine Chabane pour lui demander un papier attestant de sa prétendue «collaboration» car, à l'époque, la maison des Bouhired était ciblée. A chaque fois, les militaires venaient tout casser. Oukhiti avait dit à Chabane que les bérets rouges étaient venus visiter sa maison après avoir été relâchée, alors il lui avait fourni le papier qui, pour nous, était de l'or en barre. Nous étions désormais dans une maison que l'armée française protégeait ! Il fallait tout le génie de Oukhiti pour le faire et l'assumer. Alors, venir aujourd'hui dire que cette dame a trahi, c'est inacceptable, indigne.
- Pourquoi Yacef Saâdi s'attaque-t-il à Fatiha Bouhired justement ?
J'ai été aussi surprise comme tout le monde par ces propos. Cela ne me touche pas plus parce que je sais et il sait. Et tout le monde sait !
- L'action psychologique du colonialisme peut-elle se poursuivre cinquante ans après l'indépendance de l'Algérie ?
Cette action du colonialisme n'a jamais cessé et vous le savez. Les jeunes d'aujourd'hui sont plus vulnérables que nous l'étions. Très jeunes, on nous avait appris à nous méfier et à nous dire que la France utilisait toutes les méthodes pour arriver à ses fins. Nous étions mieux formés. Je peux citer l'exemple de ce qui s'est passé à Marseille (rencontres organisées par l'hebdomadaire Marianne en avril 2012, ndlr). J'y suis allée de bonne foi discuter, cinquante années après l'indépendance, j'ai eu le sentiment d'être tombée dans un piège. On me disait de déclarer à partir de la France que notre Révolution était une cause juste mais que les moyens que nous avions employés étaient condamnables. Cela voulait dire que je devais publiquement, à partir de la France, condamner la Révolution algérienne. Cela veut dire quoi ? Il faut que les jeunes le comprennent : la guerre continue. Et vous savez quels en sont les enjeux. Notre devoir, votre devoir, vous qui êtes la génération de l'indépendance, qui avez eu la chance d'avoir une formation et une connaissance des réalités, vous devez faire prendre conscience à nos jeunes que l'indépendance du pays doit être protégée. Protégée par le travail, par le respect de son Etat, par l'engagement de tous les jours pour consolider cet Etat, par le fait de donner à chaque chose son véritable poids et de comprendre les enjeux. L'indépendance n'est pas acquise si on ne la défend pas. Il est vrai qu'il existe des problèmes dans la construction de chaque Etat. Il faut qu'ensemble, nous nous organisions pour affronter et régler ces problèmes. C'est de notre responsabilité à tous. Il s'agit de combats politiques. Aux Algériens de connaître leur histoire. Que les Algériens se mettent à lire leur histoire. C'est le meilleur bouclier qu'on puisse avoir pour répliquer aux attaques contre l'Algérie.
- Comment expliquez-vous le silence de l'Organisation nationale des moudjahidine (ONM) qui ne fait rien pour défendre la mémoire des anciens combattants de la guerre de Libération nationale ?
Il faut leur poser la question. L'ONM a bien un secrétaire général, je ne peux répondre pour elle.