Il militera pour une peinture libérée de tous les carcans, y compris celui de «l'authenticité» qui tournait souvent à une folklorisation, et celui de l'engagement «révolutionnaire» quand il sé resumait à des slogans vides de sens pour artistes en mal d'inspiration. Martinez est l'artiste le mieux représenté quantitativement, avec pas moins de cinq articles, mais aussi l'un des plus encensés. Il apprécie ses recherches sur le patrimoine culturel et, surtout, les libertés qu'il prend à redéfinir ses éléments dans son œuvre. Djaout estime que Martinez «fera siens les multiples explorations et les multiples alphabets. Il les forcera à se mouler dans sa réalité propre et à la dire sans fard.» Cette affinité peut également s'expliquer par l'intérêt que portait Martinez à la poésie et qui se concrétisera par plusieurs illustrations de recueils poétiques dont deux de Djaout. Au-delà d'une simple collaboration entre un peintre et un poète, Djaout y voyait un dialogue et des correspondances possibles entre les deux disciplines artistiques. Ainsi, il décrivait les illustrations de Martinez comme un véritable magma textuel et poétique : «Grouillement de points et de mots. Genèse de syllabes et de hachures. Nouveau texte en train de naître d'un bousculement d'horizon». En outre, dans un texte écrit pour une exposition de Martinez, Djaout donne une définition du rapport de la peinture à la représentation qu'on pourrait reprendre quasiment mot à mot pour définir le rapport de la poésie (et particulièrement celle de Djaout) à la langue : «La vraie peinture n'entretient aucune relation avec la signification utilitaire des choses qu'elle représente. Les choses sont arrachées à la gangue des significations arrêtées, lavées de leur gangue de servitude et haussées au niveau de suggestions qui ouvrent des portes insoupçonnées devant notre regard, nous exhortant à aller toujours plus loin dans l'exploration.» La même aspiration à la fusion entre l'écrit et l'image donne naissance à L'Oiseau minéral, recueil de huit poèmes de Djaout illustrés par Mohamed Khadda. Ce dernier donnera plus tard le même titre à une œuvre inspirée de la poésie de Djaout, et ce dernier écrira à son tour le poème Olivier qui convoque la peinture de Khadda à travers son arbre fétiche. La boucle est bouclée en 1990 quand Khadda reprend le poème dans sa dernière exposition, quelques mois avant sa mort. Le dialogue se poursuivra même au-delà de la mort avec le poème Voyage dans le soleil qu'écrit Djaout l'année suivante à la mémoire du peintre. Parmi les fondateurs de la peinture algérienne moderne, Khadda est probablement celui dont Djaout se sentait le plus proche. Il appréciait chez lui l'effort de réflexion sur l'évolution artistique de l'Algérie et citait d'ailleurs ses écrits en guise d'éclairage dans ses articles. Il estimait également son engagement citoyen et son militantisme politique. Mais l'affinité entre les deux artistes est peut-être plus profonde que cela et se situe précisément sur le plan artistique. L'auteur de L'invention du désert appréciait chez Khadda cette recherche d'absolu à travers le dépouillement des formes et de l'expression. Un absolu qu'exprime très bien l'article intitulé Décharnement et plénitude à propos d'une rétrospective au Musée des Beaux-Arts d'Alger. Il décrivait ainsi les toiles : «Lavées et essorées à l'extrême, elles ne retiennent dans leurs serres que l'essentiel : ces couleurs et cet élan qui résument pour nous le drame». Dans un autre article à propos des pionniers de l'art moderne algérien (Issiakhem, Baya et Khadda réunis dans une expo parisienne), Djaout admire évidemment la révolte de «l'écorché vif», Issiakhem, et se laisse volontiers séduire par l'enchanteresse simplicité des compositions de Baya. Mais, s'agissant de Khadda, le journaliste quitte, presque malgré lui, sa distance critique pour laisser libre cours à sa verve poétique. Là encore, le poète trouve à lire dans la peinture et les correspondances se tissent naturellement : «Le peintre, calligraphe et décrypteur, parvenu au terme de son alphabet et de sa lecture, peut enfin exhumer et nommer les veines et les rythmes souterrains, les signes essentiels du monde». Parmi les articles de Djaout, on retrouve également une précieuse interview, réalisée en 1981 pour Algérie-Actualité, où M'hamed Issiakhem se confie longuement sur ses visions artistiques et ses jugements sur l'évolution de la scène artistique. Le jeune journaliste avait réalisé la gageure de s'introduire dans l'intimité de ce créateur au tempérament bien trempé, au sein-même de son atelier. Il évoque une anecdote qui illustre bien l'approche particulière de cet homme habité par son art. Devant la toile d'une esquisse de femme, le peintre prend son pinceau trempé d'encre noire et s'écrie : «Regarde, je vais la faire pleurer», avant de faire couler deux traînées sombres de ses yeux. Djaout est fasciné par ce géant de la peinture qui se refusait à toute mystification et préférait aux trompettes de la gloire «un métier qu'il jugeait d'utilité publique: dessinateur de portraits-robots à la Sûreté nationale». Le peintre revient sur les difficultés qu'il y avait à imposer un art pictural algérien en dehors des canons et des clichés de l'orientalisme dominant durant l'ère coloniale. Il évoque également les espoirs de l'indépendance et la création de l'Union nationale des arts plastiques (UNAP) dont il juge sévèrement les fourvoiements bureaucratiques et politiciens ultérieurs. Il juge aussi sévèrement l'usage abusif du signe sous prétexte, et en gage, de quête identitaire et le replace comme un élément parmi d'autres dans l'évolution d'un artiste. Interrogé sur l'évolution de son œuvre, Issiakhem répondra avec son sens de la formule cinglante : «Avant la guerre, c'était la souffrance, durant la guerre, c'était la souffrance et après la guerre, il y a eu encore la souffrance. Il y a une continuité dans mon œuvre.» Plus tard, Djaout rendra un vibrant hommage au peintre décédé en 1985 à travers un article intitulé Faire avouer aux choses leur vérité. Loin de se confiner à la célébration des artistes confirmés, Djaout s'intéressait également à ceux de sa génération, tels que Rachid Koraïchi, Arezki Larbi, Salah Slama ou Hamid Tibouchi. Ce dernier, en plus des liens d'amitié, attire particulièrement son intérêt par son œuvre qui s'exprime tant en peinture qu'en poésie, «ces deux sœurs immémoriales», selon l'expression de Djaout qui lui confiera l'illustration de son recueil Insulaire & Cie. La sculpture et la gravure trouvent également leurs places, notamment avec le graveur Mokhtar Djaâfer qu'il présente avec un art consommé de portraitiste : «Avec son apparence de guerrier mogol, Mokhtar Djaâfer semble prédestiné à se battre contre les matériaux rétifs, à s'acharner sur les aspérités et les débordements — à commencer par son propre crâne où aucune esquisse de chevelure n'est tolérée». Son séjour de deux années à Paris permet à Djaout de connaître et de faire connaître les artistes algériens qui y vivent, à l'image de Rachid Khimoune, Abderrahmane Ould Mohand, Amara Mohand ou du photographe Djamel Farès. Il consacre un article d'ensemble à la présence des Algériens sur la scène artistique parisienne intitulé Ces artistes prisonniers du froid. De retour à Alger, Djaout poursuit sa prospection de nouveaux talents jusqu'au début des années 90' avec des articles sur la jeune Ferial Kouadria et Karim Sergoua «sur le sentier de la guerre» pour imposer ses déroutantes installations. Sur un plan plus large, Djaout a laissé des enquêtes de grande valeur sur l'usage de la calligraphie en peinture (Devenir du signe) et sur le marché de l'art algérien, ou plutôt sur son inexistence, comme le dit bien le titre de l'article Autopsie d'un fantôme. On lui doit également deux articles de réflexion d'ensemble sur le devenir des arts plastiques. Le premier, intitulé Où en sont les arts plastiques ?, brosse un tableau sans concession de la réalité de la scène artistique en 1981 entre l'exclusion des fondateurs et l'étouffement des nouvelles expressions par des institutions soumises à l'arbitraire des décideurs. Soucieux de dépasser le simple constat, Djaout enchaîne deux mois plus tard par une réflexion d'ensemble qui brasse très large, depuis les peintures rupestres aux dernières expérimentations de l'art contemporain, pour interroger les raisons de la crise. L'article intitulé Une mémoire mise en signes, qui donne d'ailleurs son titre à l'ouvrage, se termine par des propositions pour le plasticien tel que l'impératif d'une «recherche de nouvelles sensibilités, de nouveaux langages et de nouveaux engagements pour la société dont il partage les interrogations et les espoirs». En parcourant les articles de Tahar Djaout, nous retrouvons les mêmes aspirations que dans ses œuvres littéraires pour un langage renouvelé et une expression libérée. Toute l'utilité de ce recueil d'articles est justement de reconstituer le parcours que Djaout a tracé sur plusieurs sentiers mais dans la même direction, celle de «la famille qui avance».