Avec son turban blanc sur la tête, ses yeux rieurs d'un bleu délavé, son nez busqué et sa faconde, il ne manque ni d'allure ni de charisme. Aussi attachant qu'un personnage de roman, Mohamed Delandli, dit Sisbane, cultive une réputation qui s'étend bien au-delà des frontières des Aurès : armurier de la Révolution. En nous rendant à Ighzer n'Taqqa (Oued Tagga), au sud de Batna, à la recherche de Sisbane, on s'attendait à trouver un grabataire peinant à convoquer ses souvenirs. C'est tout le contraire. A 82 ans, dans son atelier, l'homme manie avec prestance ses outils et les armes. Un peu dur de la feuille, mais bon pied, bon œil, portant fièrement son blanc turban sur un large front tatoué. Les derniers clients expédiés, maître Sisbane se prête à confesse. Le père était un paysan qui faisait vivre sa famille du produit de ses ruches à Oued Tagga, cette belle vallée abondamment arrosée par la pluie et la fonte des neiges. C'est le frère aîné, Salah, qui se lance le premier dans le métier de l'armurerie. «Il a appris le métier tout seul, raconte Sisbane. Personne ne lui a rien montré.» C'est ce frère, décédé il y a huit ans, qui lui a transmis deux choses essentielles : l'amour des armes et du pays. C'est d'ailleurs en 1948 que Sisbane commence à marcher sur les traces de son aîné sur le chemin du combat politique. Il s'en souvient : «Quand j'étais jeune, je regardais mon frère travailler et j'apprenais de lui. Encore très jeune, il me chassait quand je traînais dans ses pattes. Par la suite, il me demandait de plus en plus de l'aider et il me payait pour ça.» Quelques semaines après le déclenchement de la Révolution, Salah est arrêté par l'armée française. Détenu à M'sila, il réussit à s'évader et monte au maquis. Sisbane ne tarde pas à le rejoindre. «Nous avons exercé notre métier d'armuriers à Aïn Touta, Tarchiwine, Ouled Soltane, Djebel Boutaleb, Djebel Bounasroun, Ouled Nedjaâ et dans beaucoup d'autres localités», dit-il. Les deux frères ne sont pas dans le maquis à proprement parler, mais gèrent plutôt des ateliers situés dans des villages acquis à la Révolution. Ils passent leur temps à rafistoler les armes des moudjahidine. Pendant les années de feu et de sang, les deux frères s'emploient à réparer consciencieusement les armes des moudjahidine partout où le besoin se faisait ressentir. «Des fidayine veillaient sur nous continuellement», dit-il encore. En plus de réparer toutes sortes d'armes, Salah fabriquait des bombes. «Il récupérait chez les gens du Sahara les bombes tombées dans le sable qui n'avaient pas explosé. Il les désamorçait et confectionnait des mines antichar qui faisaient des ravages», se souvient Sisbane. «Il faut dire qu'à partir des années 1959/60, je suis revenu ici. On n'a plus travaillé, jusqu'à l'indépendance. C'était devenu trop dur», dit-il. Les maquis étaient devenus exsangues. En 1964, Sisbane part en France pour participer à un concours de soudure avec des Français et des Italiens. Il arrive en deuxième position : «J'ai été battu par un vieil Italien», se souvient-il. Chalumeau, lime, rabot, pinces, quand la pièce cassée n'est pas disponible, Sisbane la fabrique tout bonnement. Il sculpte également les crosses de fusil cassées ou abîmées : «Avant, on fabriquait des crosses en bois de noyer. Maintenant on utilise du bois dur.» En dépit de son âge vénérable, Sisbane travaille tous les jours. Son fils, qu'il a pris le soin de former et qui le seconde, est appelé à prendre la relève. Avec l'âge, sa principale difficulté consiste à souder au chalumeau, travail d'orfèvre qui s'accommode mal de la vue qui baisse et de la main qui tremble. «Cela devient de plus en plus difficile, dit-il avec une pointe de nostalgie dans la voix. Jadis, je pouvais souder un cheveu…» La retraite ? Sisbane n'y pense même pas : «Je ne veux pas encore la prendre. D'abord par amour du métier, ensuite je voudrais, avant d'arrêter, transférer le registre de l'atelier au nom de mon fils. C'est mon dernier souhait et j'espère bien que les autorités finiront par accéder à ma demande.» D'où vient son surnom ? «Comme j'étais le cadet de ma fratrie, j'ai surtout été élevé par ma sœur aînée, explique-t-il. A l'époque, vivait à Batna un avocat kabyle du nom de Sisbane. Un avocat, c'était aussi prestigieux qu'un ministre. Ma sœur voulait que je devienne comme cet avocat kabyle, elle m'a donc donné son nom. C'est resté ainsi...» Plus qu'un nom, Sisbane est aujourd'hui une marque déposée «des frontières tunisiennes aux frontières marocaines». «Nous avons commencé ce métier en 1948. Je formule le vœu que cette mission ne s'arrête pas avec moi et que mon fils puisse prendre la relève», dit-il. C'est son ultime souhait avant de rendre les armes.