Plus d'un demi-siècle après le déclenchement de la guerre de Libération nationale, le 1er Novembre 1954, l'histoire fabuleuse de la Révolution algérienne n'a pas encore livré tous ses secrets. Il est vrai que, constat bien établi, “la révolution ne profite jamais à ceux qui la font”. Dans un tel registre, l'exemple du regretté Krim Belkacem et de toute la famille Krim de Tizra Aïssa relevant des Iallalen, dans la commune d'Aït Yahia Moussa, est édifiant, car les cinq frères Krim se sont tous sacrifiés pour la bonne cause en plaçant par-dessus tout les idéaux de la patrie et en particulier la libération du pays du joug colonialiste. Des cinq frères Krim, l'aîné, Mohamed (né en 1918), Saïd (1920), Belkacem (1922), Rabah (1931) ne sont plus de ce monde et seul le frère cadet, Arezki (né en 1934) demeurant à Draâ Ben Khedda, est le dernier survivant de cette famille révolutionnaire qui a sacrifié tous ses biens et ses dignes héritiers pour que “vive l'Algérie libre et indépendante”. À Draâ Ben Khedda, “Da Rezki” nous a reçus chaleureusement dans sa vieille maison, tellement étroite et obscure qu'il n'hésite pas à la qualifier “d'abri”, comme pour rappeler les fameuses “casemates” des moudjahidine de l'ALN. “Durant la guerre de libération nationale, nous avons vécu dans des abris et plus de quarante ans après l'indépendance, j'habite encore un abri, comme vous devez le constater”, a lancé d'emblée Arezki Krim avec le franc-parler montagnard. “En 1945, je n'avais que onze ans et je ne comprenais pas encore tout ce qui se tramait à la maison”, se souvient “Da Rezki”, le seul survivant des frères Krim. “Les anciens de la région se rappellent que mon regretté frère Belkacem commençait à sensibiliser les jeunes de la région dès sa démobilisation de l'armée française, au même titre que notre frère aîné, Mohamed, lui aussi démobilisé après la Seconde Guerre mondiale. Puis vinrent les élections pour la députation en 1945 où Krim Belkacem, candidat du MTLD, était largement favori, mais l'urne avait été truquée et Belkacem et ses compagnons avaient manifesté leur colère et saccagé l'urne en question. Dix-sept personnes, dont mon frère Mohamed, ont été arrêtées, mais Belkacem a refusé de se rendre aux mains de la police et a opté pour la clandestinité”, a dit encore Arezki Krim qui n'omettra pas de rappeler, au passage, que le frère aîné, Mohamed, avait été ensuite maltraité en prison et il mourut de toutes ses séquelles en 1953. “Toujours est-il que même mon père, qui était un notable de la région et fit même partie du fameux premier collège de l'époque, a été aussi emprisonné vers les années 1949/1950 en compagnie de mon autre frère Saïd. Il ne restait que moi à la maison, et mon frère Rabah, qui avait été scolarisé à Tirmitine par le caïd Smaïl, fut obligé de quitter l'école et de me rejoindre au domicile familial.” Toujours est-il que quelques mois après, le père El-Hadj El-Hocine et ses deux fils Mohamed et Saïd sont libérés, mais Belkacem, le plus dur des Krim, continuait à vivre dans la clandestinité. “Cela nous a valu des descentes de la police qui venait fouiller et saccager notre maison”, a dit Arezki Krim qui se rappelle même d'“une visite amicale vers les années 1950, de Mohamed Khider, qui était député du MTLD à l'assemblée générale de l'époque. Il était accompagné de mon frère Rabah, et Khider était tellement bien habillé que ma mère et moi-même avions cru que c'était un agent de la sûreté qui était venu arrêter encore mon frère Rabah, qui s'empressa de nous rassurer avec un gros sourire, tout en précisant que c'était un proche compagnon de notre frère Belkacem. Khider était venu à pied de Oued Ksari jusqu'à Iallalen, soit deux bonnes heures de marche”, a précisé Arezki Krim, dont toute la famille avait tant souffert de l'éloignement et de la clandestinité de Krim Belkacem. “Même si Belkacem venait rarement à la maison, personnellement je me rappelle beaucoup de deux grands révolutionnaires, Amar Ouamrane et Si Salah Zamoum, auxquels j'amenais souvent à manger au lieudit Thaouint Iheddouchene, vers le versant de Boumahni, sur ordre de mon père”, dit Arezki Krim qui, au fil des ans, gagna en maturité à l'approche de la guerre de Libération où le mouvement nationaliste de l'époque prit de l'ampleur jusqu'au jour où Krim Belkacem remit une copie de la fameuse proclamation de “Novembre 1954” au regretté Ali Zamoum, qui fut chargé de la ronéotyper en son village natal d'Ighil Imoula. “Quelques mois après le déclenchement de la lutte armée, mon frère Belkacem et ses compagnons réussirent une embuscade spectaculaire contre une patrouille militaire à Ighil Oumenchar, situé entre Mechtras et Sidi Ali Moussa, où plusieurs militaires français furent tués et désarmés. Cela nous a valu d'autres représailles de la part de l'armée française qui avait alors incendié notre maison, alors que mon père et mes deux frères, Saïd et Rabah, furent encore jetés en prison”, dit encore Da Arezki. En 1955, la lutte armée était déjà bien lancée, Krim Belkacem revient au village natal de Tizra Aïssa et informe solennellement son père qu'il était venu pour emmener au maquis ses propres frères. “L'Algérie avant tout !”, avait lancé Belkacem à son père, d'autant plus que Rabah était déjà armé et prêt à le suivre. “Belkacem avait l'Algérie dans le sang !”, se souvient Arezki Krim qui finira par vivre quelque temps avec son père à Alger avant de se rendre en France, puis en Allemagne et enfin en Tunisie, où il fut blessé et brûlé au napalm par l'aviation française à Aïn Draham, à la frontière tunisienne. Hospitalisé à l'hôpital Seddiki en Tunisie jusqu'à l'indépendance, le cadet des Krim rentra en Algérie pour exercer un simple emploi de gardien de prison durant près d'une trentaine d'années à la Maison d'arrêt de Tizi Ouzou, lui qui, paradoxalement, avait connu, très jeune, la vie du pénitencier. “Si la famille Krim était aisée avant la guerre et elle a tout sacrifié, ses biens et ses hommes pour contribuer à la libération de la patrie, l'histoire doit retenir tout au moins que Krim Belkacem a été l'un des piliers de la Révolution algérienne, qu'il a inaugurée, les armes à la main, dans les maquis de Kabylie, pour la parachever à Evian, un stylo à la main, et signer les fameux Accords d'Evian. Nous sommes fiers de lui, mais il n'a fait que son devoir d'Algérien, lui qui aimait l'Algérie par-dessous tout”, dit avec un gros sentiment de fierté Arezki Krim, non sans rappeler la tragique disparition du “Lion des djebels” le 18 octobre 1970 à Francfort, en Allemagne. Mohamed HAOUCHINE