Notre camarade Hachemi Chérif nous a quitté le 2 août 2005, en ayant mené un ultime combat face à la maladie, après un parcours de lutte. Il est difficile de l'évoquer. Hachemi ne goûtait guère aux honneurs et, un camarade me rappelait qu'ayant assisté à l'hommage emphatique rendu à un patriote, il avait dit : « J'espère que vous ne me ferez pas une pareille chose. » En redécouvrant le patrimoine politique qu'il a laissé, on peut cependant reprendre le poète Maïakovski et dire qu'il est « toujours aussi vivant, c'est notre savoir, notre force et notre arme. » Son nom restera attaché au concept de double rupture avec l'islamisme et le système rentier et il aura profondément marqué les luttes démocratiques. Il ne se sera pas borné à forger le concept et à s'en revendiquer, il aura été engagé toute sa vie de la manière la plus conséquente dans la voie de la rupture. Ces déclarations et écrits en portent témoignage. A peine sorti de l'adolescence, il avait rejoint les rangs de l'ALN contre le colonialisme. Plus tard, il se réinterrogera : « Novembre est-il une rupture dialectique par rapport à la classe politique traditionnelle du mouvement de libération nationale… ? Il est évident qu'il s'est agi d'une rupture radicale... Et le ralliement de cette classe politique à la guerre de Libération nationale, à des divers degrés, ne la dédouane pas de son attitude réformiste. » A l'indépendance, il sera un des artisans de l'édification des institutions de l'Etat comme « sous-préfet » de Palestro qu'il baptisera Lakhdaria du nom du valeureux Si Lakhdar. Quand, des années après, certains voudront comparer le terrorisme islamiste contre-révolutionnaire avec le combat révolutionnaire des moudjahidine de 1954, il dira : « Si l'affirmation de la nation algérienne ne pouvait se faire que par la négation de son appartenance à la nation française, il n'en n'est pas de même de la société moderne qui, elle, va s'affirmer essentiellement par la négation du projet de société (archaïque antagonique) irrémédiablement condamné par l'histoire. Ni l'identification, ni la rupture n'occupent la même fonction, ni ne peuvent se faire dans les mêmes conditions… elles s'inscrivent dans une logique différente. » Avec l'ORP, il s'est dressé contre le coup d'Etat de 1965, pour compter parmi les fondateurs du PAGS, tout en militant dans la fédération des travailleurs de l'éducation et de la culture dont il a été SG malgré les pressions du parti unique et le harcèlement policier et judiciaire. Il devient le premier responsable du PAGS, à la sortie de la clandestinité en 1990, à un moment marqué par la chute du mur de Berlin. Analysant les transformations au sein du mouvement progressiste, il écrivait : « Le processus de changement dans le parti par des modifications et des ruptures successives est une réalité depuis des dizaines d'années : depuis les premiers noyaux de militants révolutionnaires, communistes et ouvriers, à la création de l'Etoile Nord africaine (ENA), à la section Algérienne du PCF, à la création du PC d'Algérie, puis du PC Algérien, ensuite de l'ORP et du PAGS en 1966. » Au moment de la montée du péril intégriste, alors qu'il fut accusé, par un des dirigeants qu'il respectait le plus, de porter un coup de poignard dans le dos du parti, Hachemi Chérif mènera la transition du PAGS vers une organisation tournée vers la résistance à l'islamisme et au système rentier : Ettahadi. Il savait que « la vie a largement montré l'inanité et l'obsolescence des partis dont l'identité et les fondements théoriques sont fixés une fois pour toutes, momifiés. » Durant cette période d'affrontement sanglant, il refusa toute tentative de compromission avec l'islamisme politique. Ainsi, il dénoncera le chef du MSP comme « le bon islamiste modéré, capable d'occuper une zone tampon entre les deux ‘'extrêmes'', pour éloigner à la fois le ‘'spectre'' de la rupture moderniste et le spectre de la rupture intégriste radicale et violente. » Critiquant le FFS pour ses positions réconciliatrices niant la responsabilité de l'islamisme, pour pointer du doigt le pouvoir, il rappellera que « si le pouvoir assume quelque responsabilité… C'est faute d'une stratégie de rupture avec l'islamisme… » Cette carence découle précisément non pas de son côté éradicateur comme le sous-entendent le FFS et ses amis, mais de son refus d'aller jusqu'au bout de la lutte. Pour Hachemi « dialogue ne rime pas avec rupture, c'est son contretemps ». Et il ajoutera : « Quand la société appelle à la rupture et au changement radical au niveau des orientations et des hommes, le pouvoir lui renvoie le même ‘'consensus de société'' dépassé et les mêmes forces responsables de la crise. » Les positions que Hachemi défendait et la critique à laquelle il se livrait correspondaient à une analyse concrète d'une situation concrète, comme il le disait souvent. Il était devenu un repère pour les Patriotes. Sa clairvoyance, son courage et sa détermination redonnaient l'espoir aux citoyens. « Tous les indices montrent que nous nous trouvons bien à un moment crucial de l'histoire de l'Algérie, qui annonce des ruptures et des changements inéluctables ! Dans quelle direction ces ruptures et changements vont s'opérer ? Quel sera le contenu ? Quelles en seront les forces motrices ?… La réponse n'est pas aisée à mettre à jour et à formuler. Il faut pour cela « sortir des sentiers battus, s'engager dans la voie difficile et ardue des ruptures ».Dans les années 1998/1999, le recul du terrorisme islamiste, contraint par la mobilisation des citoyens en armes de l'ANP et des forces de sécurité, posait l'exigence d'un mouvement ouvert sur la société, en mesure de capter et de mobiliser les « nouvelles polarités radicales » : C'est ainsi qu'est né le MDS. La crise de l'Etat était pourtant encore là. Lors d'un colloque consacré à la question, il expliquait que « pour bien comprendre les phénomènes qui régissent un Etat, il faut recourir à l'histoire pour en dérouler et dévoiler la genèse lointaine… Et même quand il y a rupture à un moment, c'est un rapport, c'est une rupture par rapport à un état de choses déterminé. » Et il écrira avec réalisme « comment mobiliser avec le mot d'ordre de double rupture… édifiés sur le fait que le maintien de l'islamisme est la justification et la garantie du maintien du système, autant que le maintien du système est la justification et la garantie du maintien de l'intégrisme... C'est dire que la mobilisation aujourd'hui, y compris si l'on tient compte des déceptions… aussi bien du fait du pouvoir que du fait de la classe politique démocratique, se fera sur la base d'une conscience plus élevée des enjeux ou ne se fera pas, ou encore sera inefficace… Elle dépend, à notre sens, de la mobilisation de chacun des segments du mouvement démocratique par la jonction des forces qui appellent et œuvrent à la rupture du dedans du système et des forces qui y appellent et y œuvrent de l'extérieur du système ». A chaque moment, notre camarade a eu le souci de saisir la réalité dans son mouvement et de comprendre la nécessité de dépasser une situation quand les possibilités d'accumulation quantitative étaient épuisées et que les changements qualitatifs devenaient incontournables.Il savait aussi s'emparer de la possibilité inverse. « Peut-être est-on entré dans une nouvelle phase d'accumulation quantitative rendue nécessaire par l'échec sur le fond de toutes les tentatives de réforme ? », écrivait-il à propos de la phase actuelle. Dans la lettre qu'il envoya au pré-congrès on pouvait lire : « Doit-on reconduire automatiquement le discours et la praxis de la ligne générale de rupture avec l'islamisme et le système rentier… dans les mêmes formes, compte tenu de l'évolution des rapports de force ? » Le MDS est né pour consacrer l'évolution objective qui affectait l'environnement international et notre propre pays, pour servir d'instrument puissant de mobilisation et d'action. Hachemi Chérif envisageait la réalisation d'une ancienne exigence « celle d'un véritable bond qualitatif. Un tel bond ne peut être opéré que par le moyen d'une révolution, conformément aux enseignements de l'histoire. Et c'est ce moyen qui est à coup sûr le plus pacifique et le plus apte à rassembler les plus larges masses et libérer leurs énergies créatrices… une révolution ayant la vocation de synthétiser en un moment historique le plus dense… à la fois la période de gestation et de synthèse et sa conclusion logique par la rupture radicale ». Quelques jours avant sa disparition, il écrivait : « Si les conditions ne changent pas substantiellement, pour ne pas dire radicalement, le passage par le chaos, à savoir par la rupture brutale des équilibres, le désordre et l'anarchie, pas forcément dans des formes violentes, peut-être une nouvelle ‘'orange'' deviendra inévitable. » En 1999, Hachemi entrevoyait une possibilité, déçu, de participer à l'élection présidentielle. « Il faudrait opposer à l'alternative islamo-conservatrice une alternative démocratique moderne, par une plateforme commune et un candidat commun de rupture. » Déjà en 1997, il évoquait la nécessité de mettre fin à l'alliance avec les islamistes au niveau de l'exécutif et du législatif et proposait dès le congrès constitutif du MDS d'aller vers un « pouvoir de combat républicain qui bascule radicalement l'ordre dans lequel le pouvoir actuel veut nous inscrire ». Face aux critiques de ceux qui refusaient au MDS une adaptation permanente de sa ligne, il réagissait : « Il faut interroger les concepts qui nous sont proposés de façon directe… ou imposés par la pression du rapport de force et qui tendent à nous éloigner de nos choix principiels…ou carrément plaqués sur notre ligne pour la déformer. Et c'est malheureusement ce que font certains journalistes en nous accusant d'avoir ‘'rompu avec la double rupture'' ou d'avoir décidé de revoir son attitude à l'égard des échéances électorales. Tout montre la nécessité du maintien et du renforcement d'un noyau dur progressiste, démocratique et moderne, pour porter la contradiction à la perspective bouteflikienne (et péri-bouteflikienne) qui porte dans son ventre une variante de despotisme oriental mâtinée de néo-libéralisme. » A la tentative du pouvoir de dévoyer les luttes et sacrifices de notre peuple, consistant en « une sortie de la crise » dictée par les intérêts étroits et par le capital financier international, il opposait encore une fois l'analyse et la rupture. « Le processus d'accumulation rentière, précapitaliste retardataire, est-il en train de se muer en accumulation capitaliste moderne ? Sommes-nous dans une période charnière d'un tel processus où l'ancien n'est pas mort et où le nouveau ne s'est pas imposé encore ? Ce processus se traduira-t-il au niveau de l'évolution des facteurs subjectifs dans les rythmes qui pourraient permettre sa consolidation et son triomphe définitif ? Peut-il aller aussi loin que nécessaire pour déboucher sur une mutation qualitative du système socio-économique et du système politico-institutionnel algérien, sans passer par un moment fort de rupture ? » Après une longue période où forcés à une attitude défensive nous ne pouvions faire mieux que d'éclairer la société, Hachemi avait compris qu'une phase historique nouvelle s'ouvrait. « Il est tout à fait clair que l'avenir appartient à la démocratie pour peu que les forces démocratiques comprennent qu'il n'y a pas d'autre voie que la fusion du mouvement social qui va monter et du mouvement démocratique avec toutes ses composantes autour d'une véritable stratégie de rupture et de changement radical. » Il avait saisi de manière aiguë, depuis le 8 avril 2004, qu'il fallait opérer un changement, mettre deux fers au feu, être au cœur des luttes démocratiques, sociales et politiques, pour arracher chaque parcelle d'Etat démocratique moderne. Une telle tâche exige un instrument politique démocratique, autonome, qu'il a œuvré à édifier durant les quinze dernières années : le MDS. Face aux menaces sur son unité, il avait laissé un texte daté d'août 1992 dans lequel on pouvait lire : « Pourquoi ne pas penser sérieusement qu'il y a conspiration et complot, sous prétexte de préserver la fidélité à l'héritage, inspirés par certaines forces qui ont intérêt à ce que le pays ne se donne pas le mouvement socio-politique dont il a un besoin impérieux, à ce que le parti ne réalise pas les changements qui s'imposent, forces qui ont intérêt à ce qu'il reste enfermé dans son ‘'cocon de chrysalide'' et reste seulement comme force d'appoint ». Il avait tellement en horreur l'idée d'être réduit à un comité de soutien qu'il avait exprimé beaucoup de déception, lorsqu'un ancien camarade, intellectuel qu'il respectait, avait émis l'idée que le mouvement qu'il dirigeait était « utile ». Il refusait de n'être qu'un « porteur d'eau. » Et si il avait une ambition, elle n'était pas pour lui-même, mais qu'on reconnaisse le rôle essentiel joué par le courant dans lequel il s'inscrivait. Une année après sa disparition, il s'agit de sauvegarder et de consolider ce mouvement qui traverse une période de turbulences marquée par l'incertitude, l'instabilité et la crainte de voir un capital inestimable d'expérience de lutte et d'accumulation théorique disparaître. Cette incertitude et cette instabilité sont liées à celles que connaît le pays et provoquent les mêmes craintes quand à son devenir.Quelques jours après avoir appris sa maladie, Hachemi Chérif terminait une lettre au Bureau bational du MDS par : « Comment, enfin, préserver et renforcer la philosophie et le fonctionnement démocratique du parti, conditions de la préservation de son unité et du renforcement de sa dynamique ? » Il traçait la voie à suivre : celle de la rupture couplée au consensus, aussi bien pour le pays que pour le parti.