Comment les Journées cinématographique de Carthage (JCC) évoluent-elles après les changements politiques majeurs en Tunisie ? Nous avons introduit de nouvelles choses, notamment lors de la dernière édition (novembre 2014).Nous avons décentralisé nos activités, permettant à six régions de la République de vibrer avec le festival au même moment que le public de Tunis.Nous avons rétabli la compétition nationale du court métrage pour mettre en avant notre production.Cette compétition a été supprimée en 2012. Nous avons lancé la section Takmil, l'aide à la finition. Un vrai succès ! Nous avons également annoncé l'annualité du festival avec un bureau permanent.A partir de 2015, le festival se tiendra chaque année.Nous avons eu plus de 100 000 spectateurs pour les films projetés aux JCC.Nous avons rénové les salles, la plupart équipées en DCP. Mais, ce qui était important est qu'il y avait le sens de la fête dans la rue. Depuis 2011, nous étions en plein dans la politique, les élections, la campagne… Mais, là, il y a eu un moment d'oxygène entre les deux tours de l'élection présidentielle.Les gens étaient heureux. Des concerts étaient organisés tous les jours. A l'avenue Habib Bourguiba à Tunis, les gens chantaient, dansaient… C'était quelque chose d'important. C'était également un véritable défi d'organiser un festival alors que la Tunisie était en pleine transition politique... C'est vrai.C'était un défi quand on voit tout le travail réalisé en si peu de temps avec l'équipe. Nous avons commencé avec trois personnes, puis nous avons recruté des jeunes et des moins jeunes du monde du cinéma.La volonté affective était plus forte que la volonté politique. Les JCC nous ont tous nourris, nourri la société civile pour qu'elle devienne ce qu'elle est aujourd'hui. Il fallait qu'on lui redonne sa superbe.Quand je me rends compte de ce que nous avons fait pour organiser les JCC, je me dis que c'était de la folie ! Tout était à refaire, tout était en friche. Au départ, j'avais dit non au ministre de la Culture qui a voulu me nommer, car je n'étais pas prête. J'aurais voulu qu'on repense Carthage avec tous les festivals arabes venus après et qui sont organisés presque en même temps. Abu Dhabi, ensuite Le Caire,Doha, Marrakech, Dubaï. J'ai dit au ministre : «Et si on faisait une vraie réflexion, et laissait la reprise du festival pour 2015.» Le ministre m'a répondu qu'il ne faut pas qu'il y ait une année qui passe sans organiser les JCC, pas question de «sauter» une édition. Il a eu raison. Comment allez-vous assurer l'annualité avec un agenda cinématographique déjà chargé et qu'en est-il des moyens financiers et organisationnels ? A mon avis, l'organisation annuelle est plus facile. On va se professionnaliser davantage. Le métier de directeur d'un festival est un métier à part entière. Moi, je suis productrice. Il faut qu'il y ait quelqu'un qui ne fasse que cela avec une équipe permanente. Tout sera simple et facile après comme dans tous les festivals du monde. Aucun festival ne peut s'imposer dans l'agenda international s'il ne devient pas annuel. J'ai déjà parlé avec le directeur du Fespaco (Festival panafricain du cinéma et de télévision de Ouagadougou, un festival qui se tient tous les deux ans).Il faut également avoir des exclusivités. Le projet Takmil a pour but d'aider les réalisateurs, mais à condition d'avoir une avant-première arabe des films, une fois terminés. Les JCC peuvent-elles s'imposer face aux gros moyens déployés par les festivals d'Abu Dhabi et de Dubaï ? Nous sommes complémentaires aux festivals d'Abu Dhabi, Dubaï ou Marrakech. Nous ne sommes pas en concurrence. Les moyens, c'est important, mais il n'y a pas que cela. Et comment s'est faite la sélection pour la dernière édition des JCC ? Le comité de sélection, qui était composé de Ikbal Zalila, Lina Chaâbane, Nia Khadidja Djamel et moi-même, a vu presque 550 films non tunisiens. Il y a une bonne production arabe et africaine. Pour les films tunisiens, je n'ai pas voulu choisir. Je n'ai même pas mis les films que j'ai produits. Nous avons installé un comité indépendant composé de membres qui ne sont ni producteurs ni réalisateurs, mais qui s'intéressent au cinéma pour sélectionner les films tunisiens. Idem pour la section Takmil pour les films tunisiens. Est-il facile de produire et de réaliser un film en Tunisie aujourd'hui ? Les difficultés ne sont pas propres à la Tunisie. Nous avons un fonds relevant du ministère de la Culture qui est équivalent au Fdatic algérien pour soutenir les films.S'il y a un bon scénario, un vrai regard cinématographique, un point de vue, une histoire forte, le film finit toujours par se faire. Il n'y a pas que l'argent. Des films se font avec trois fois rien.Il y a toute une énergie qu'il faut mettre en place pour faire un film quand on y croit. Les thématiques du cinéma tunisien ont-elles changé après la Révolution ? Existe-t-il une vision post-Ben Ali ? Après 2011, beaucoup de documentaires ont été réalisés, plus que les fictions. Il était difficile de réaliser des documentaires à l'époque de Ben Ali, à moins de s'intéresser au patrimoine, à la danse ou à des thématiques historiques. Aujourd'hui, des documentaires de bonne qualité sont réalisés.J'en ai produit quelques-uns, sélectionnés à Venise et ailleurs. La fiction a besoin de plus de temps, de distance pour s'intéresser à ce qui s'est passé. Je vous invite à voir le film de Raja Amari, Printemps tunisien.Il y a eu Bastardo, le film de Nejib Belkadhi aussi. Ce film a été écrit avant les événements.Mais on a l'impression que le film aborde la chaude actualité tunisienne ? Vous avez vu cela ! Bastardo a été écrit en 2008 ou en 2009. Idem pour Le professeur, de Mahmoud Ben Mahmoud. Il y a eu l'épisode douloureux de Nadia El Fani.Des fanatiques religieux ont attaqué la salle de cinéma lors de la projection du film. Cette période est-elle dépassée ? Ce qui s'est passé avec le film de Nadia El fani est arrivé juste après la Révolution. A cette époque, chacun s'exprimait à sa manière. C'était violent. Nadia El Fani a été malmenée. J'aurais aimé montrer son dernier film cette année, Même pas mal. Il n'a pas été pris par le comité de sélection parce qu'il datait d'avant décembre 2012. Je ne pouvais pas le rajouter, je n'ai pas pu, car je me suis tenue à ce que j'ai mis comme ligne directrice. Elle m'en a voulu pour cela. Question politique maintenant : la Tunisie est en pleine transition. Comment voyez-vous le futur de votre pays ? Je suis optimiste. Tout se règle par le dialogue, la négociation et les urnes. Nous avons une société civile qui est très importante. Je ne rigolais pas tout à l'heure en disant qu'elle a été nourrie aux images d'ailleurs grâce, entre autres, aux JCC. Il y a aussi l'éducation, le rôle des femmes. Les gens sont sortis dans la rue dire «Non !» à ce qu'ils ne voulaient pas.Les Tunisiens peuvent aller de l'avant. Ils veulent un Etat moderne, pas un Etat archaïque.