Favorisés par les disproportions de plus en plus béantes des politiques nationales de croissance de ces dix dernières années, les déséquilibres en matière de développement entre territoires ne cessent de susciter de l'intérêt auprès de la communauté scientifique nationale. Nombre de spécialistes, de différentes disciplines, convaincus de la présence dans notre pays de graves «conflits» provoquées par la politique «irrationnelle» d'aménagement et de gestion du territoire, estiment qu'«il existe peu de doutes, désormais, sur la nature irréversible de la crise du modèle de répartition spatiale en termes démographiques et économiques» et insistent sur l'urgence de remédier à cet obstacle au développement équitable. Les effets pervers de l'urbanisation galopante dans et autour de cette zone au détriment d'autres, le maître de conférences-maître de recherche Nadji Khaoua, de l'Université Badji Mokhtar les a, justement, fortement soulignés dans plus d'une étude et de travail de recherches. Mais les conclusions qu'il est parvenu à en tirer se rejoignent et sont sans appel : les inégalités démographiques et économiques entre régions littorales et celles du Sud/Hauts-Plateaux sont à leur comble. Pour preuve, argumentera-t-il, les wilayas localisées en dehors du territoire littoral forment la majorité (34 sur 48) et concentrent, paradoxalement, moins de 15% de la population totale et ont une part encore plus faible dans la localisation des activités économiques. La présence de population est, en effet, plus dense sur le territoire littoral, notamment au niveau et dans les environs les plus proches de trois pôles urbains littoraux, les plus importants par leur taille dans le pays, à savoir Oran pour l'Ouest, Alger pour le Centre, et Annaba pour l'Est. Autrement dit, «le territoire littoral se divise en trois régions englobant 14 wilayas : région orientale - Jijel, Skikda, Annaba et El Tarf ; région centrale - Chlef, Tipasa, Alger, Boumerdès, Tizi Ouzou et Béjaïa ; et enfin la région occidentale - Tlemcen, Aïn Témouchent, Oran et Mostaganem». Au même titre que la concentration démographique, les activités économiques sont essentiellement basées dans et autour des trois pôles urbains littoraux. Et tout est curieusement fait pour entretenir ces disproportions puisque, déplore le maître de recherche, «l'instauration d'alternatives de développement équitable entre le Sud et le Nord algériens tarde à se manifester et rencontre des obstacles persistants dans l'opposition radicale de l'establishment politico-économique qui, visiblement, préfère pousser les niveaux des inégalités, toutes natures confondues, au-delà de toute limite tolérable, plutôt que d'opter pour la promotion d'une croissance territoriale fondée sur l'équité et la valorisation de toutes les ressources endogènes, aussi bien humaines, naturelles que matérielles». Sur le terrain, ce choix s'est traduit par moult aberrations : notre territoire littoral abrite plus de 13,5 millions sur environ 38 millions d'habitants et pas moins de 718 958 entreprises, tous statuts et tailles confondus, sur un total de près de 1,6 million que compte le pays. En d'autres termes, plus de 37% de la population globale et 46% du nombre d'entreprises existantes s'agglutinent autour d'un espace dont l'étendue ne dépasse pas les 4% de la superficie du pays - plus de 2,38 millions de km2, soit le 10e rang mondial-, constate le Pr Khaoua. Quelles conséquences est susceptible d'avoir cette concentration des populations et des agglomérations urbaines sur une partie étriquée du territoire ? «Le rassemblement, à des proportions de plus en plus denses, des populations et des activités économiques au sein des régions du territoire littoral, en l'occurrence les 14 wilayas longeant le bord de mer, qui représente moins de 5% de la superficie globale du pays posent inévitablement des problèmes de tous ordres : environnemental et surtout social. Paradoxalement, les activités économiques s'exerçant dans ces régions sont au départ des activités nécessaires à la croissance, mais au fur et à mesure de leur déroulement, elles génèrent des externalités négatives réduisant le potentiel de croissance», rétorque le scientifique. Mieux, ajoute-il, «la poursuite d'une telle tendance annihilera tout gain en matière de croissance et générera de plus en plus de risques, dont ceux écologiques ne sont pas les moins importants». En matière d'environnement, poursuit l'enseignant-chercheur, les déséquilibres liés à la répartition spatiale de la population et des activités économiques sont doublés de deux autres enjeux : l'urbanisation et la littoralisation. «L'exode des zones rurales et semi-rurales de l'Algérie crée une densification urbaine qui se renforce dans les villes du littoral, et ce, particulièrement dans les pôles régionaux Alger, Oran et Annaba». Là où, outre la consommation des terres agricoles et la bidonvillisation qui ont atteint des dimensions fort inquiétantes et les paysages défigurés, «la pollution, les déchets des ménages et des activités industrielles menacent sérieusement la santé publique. Les dommages colossaux pourraient bien être irréversibles. Sans compter l'impact financier puisqu'il a été démontré qu'ils faisaient chuter le PIB», prévient le Pr Nadji Khaoua. Le constat de vulnérabilité du territoire littoral, l'hypothèse que cette vulnérabilité s'accroisse dans le temps, l'impact des pressions accrues actuelles sur ces territoires «convergent tous vers l'amoindrissement des gains en termes de croissance», conclut notre interlocuteur. UN TAUX DE CROISSANCE DE 7%/AN POUR STABILISER LA PAUVRETE Les retombées du déséquilibre né des stratégies de développement en cours depuis ces dix dernières années en l'Algérie sur ses flancs nord et sud ne sont pas seulement strictement économiques, mais également sociales, et alourdissent ainsi les coûts de la croissance jusqu'à la rendre stérile, insiste le Pr Khaoua. Et axer les politiques sur la littoralisation pour orienter le pays vers le développement est loin d'être un choix judicieux, s'accordent à penser les analystes économiques. L'objectif proclamé étant rarement atteint : «Les modes de croissance en cours en Algérie évoluent de crises en échecs successifs. Ni l'industrialisation n'a été réalisée, ni le chômage n'a été jugulé, ni le niveau de vie de la majorité de la population n'a été significativement amélioré durant ces dernières années», déplore le Pr Khaoua. Pis, depuis l'an 2000, date de l'adoption par notre pays des huit Objectifs du Millénaire pour le développement (OMD 2000-2015) - dont l'amélioration de la croissance/réduction de la pauvreté sont au cœur -, le taux de croissance économique n'a pas pu franchir le seuil des 3 et 3,5%. «Ce taux n'atteint qu'incidemment 4% certaines rares années exceptionnelles, alors que plusieurs chercheurs avancent un taux moyen de 7% par an sur une période d'au moins cinq années successives pour espérer stabiliser la pauvreté et créer suffisamment d'emplois», a-t-il ajouté. C'est dire que nos décideurs semblent ne pas admettre que le territoire littoral n'est pas seulement un espace politique où les grandes décisions économiques se prennent au gré d'intérêts purement mercantiles.