Les romans d'Assia Djebar, par leurs données, les caractères qui y sont présentés, la construction des intrigues qui s'y développent, le charme de leur description, la curiosité et la bonté que l'auteure y exerce, l'intelligence qu'elle y manifeste, ont ce caractère de nécessité — qui rend parfaitement heureux — propre aux œuvres pionnières de haut niveau. Il est absolument impossible de supprimer une page, une ligne ou un mot de ces romans sans diminuer sensiblement le plaisir qu'ils donnent. Le style d'Assia Djebar n'est jamais une draperie posée sur un quelconque contenu, il est le contenu même de sa pensée, un mouvement qui nous est transmis sans aucune déperdition d'énergie. On saisit ici une vérité essentielle : c'est que les bonheurs d'expression ne sont rien d'autre que le bonheur de l'âme elle-même. En fait, les bonheurs de la romancière et ceux de ses lecteurs sont de même nature, il n'y a pas d'autre moyen d'écrire un chef-d'œuvre que de faire de sa propre existence un chef-d'œuvre. Et la vie d'Assia Djebar, malgré les aléas de la vie, a été un chef-d'œuvre. L'écriture, la morale, l'esthétique et la politique sont une seule et même activité, dont Assia Djebar nous démontre l'unité de façon exemplaire. La vie d'Assia Djebar est un progrès continu : elle n'y bat jamais en retraite, parce que jamais (ou presque) elle ne se fourvoie. L'écrivaine était armée de principes, de goûts et d'objectifs qui ne varieront que dans le détail. Elle développera, elle mûrira, elle perfectionnera ses vues sur le monde, mais jamais elle n'en changera. Tout ce qu'elle avait de «pas assez» ou d'«en trop», elle a passé sa vie à l'accroître ou à le réduire. Elle ne se traite pas autrement qu'elle ne traite ses amis(es) ou les autres, tous les autres. Assia Djebar ne pratique pas le culte du moi, mais s'exerce à la culture de soi. Elle est prodigieusement exigeante à l'égard d'elle-même. L'entêtement dans la lucidité, le besoin de l'autocritique, Assia Djebar ne les réserve pas seulement à sa production littéraire : elle a le courage de critiquer son comportement quand ça lui semble blessant pour les autres. Quand elle annote ses manuscrits, elle n'est pas moins dure. C'est le bonheur indomptable, l'héroïsme, à chaque minute, d'une âme qui refuse d'être jamais vaincue, de mentir, de se mentir. Et c'est un destin parfaitement réussi. La chasse au bonheur ne se sépare pas, pour Assia Djebar, de l'ambition du raisonnable. Etre heureux, c'est raisonner juste sur un monde qu'on voit clairement. Et cette femme si passionnément lucide dont la raison sans relâche chevauche dur, il est beau de la voir, elle toute entière concentrée sur la conquête du bonheur, exiger cependant des œuvres qu'elle admire une certaine qualité de profondeur. Assia Djebar est fondamentalement, tenacement attachée à la certitude qu'il existe un progrès, en morale, en politique et même en esthétique. «Il n'est pas de véritable chef-d'œuvre dans toute l'histoire de l'esprit humain qui ne soit gouverné par la confiance farouche de son auteur dans la possibilité du progrès, par la foi dans la perfectibilité de l'esprit humain, des sociétés humaines et du bonheur humain», disait-elle (Celfan-review-Tulane University-oct.1992). Cette «vision du progrès » dirige toutes les opinions et tous les jugements d'Assia Djebar, son travail littéraire, sa carrière, son humeur et son… humour. Ce progrès que l'écrivaine défend est fondamentalement lié, selon-elle, à «celui des formes de la société, au développement des idées». L'asservissement de la femme, fondement social de toutes les doctrines réactionnaires, du légitimisme au fascisme terroriste, a été passionnément combattu par Assia Djebar. Elle n'est pas seulement la créatrice des admirables figures de femmes qui traversent ses romans, elle se fait aussi la théoricienne d'une véritable Déclaration des droits de la femme. Ses films, dont notamment le sublime Femmes du mont Chenoua, ses écrits journalistiques et ses conférences ont toujours porté sur la nécessité de l'égalité homme-femme.