En 2007, le groupement canadien Dessau avait attiré l'attention des autorités sur les malfaçons, les dérapages, les surcoûts et les retards dans la réalisation de l'autoroute Est-Ouest. Dans un rapport adressé à Ahmed Ouyahia, alors chef de gouvernement, Dessau avait prédit les contentieux liés à la réalisation, mais aussi les constats de malfaçons qui caractérisent aujourd'hui de nombreux tronçons de cette autoroute que l'Etat ne cesse de rafistoler à coups de milliards, en confiant les travaux à des entreprises souvent défaillantes. «Du fait d'une mauvaise planification, le projet de l'autoroute Est-Ouest sera complété avec un retard de 12 à 36 mois. Le coût sera vraisemblablement respecté mais au prix d'une diminution des prestations des groupements d'entreprise et de la qualité des ouvrages, les défauts ; conséquence de l'utilisation de matériaux impropres, de la mise en œuvre inadéquate ou de détails de conception déficients, apparaitront postérieurement à la réception des travaux. La mauvaise qualité des travaux, passera sous silence, comme ceci est présentement le cas pour les tronçons ouverts à la circulation.» Ce sont là quelques extraits des conclusions du rapport du groupement canadien Dessau, transmis en mai 2007 à Ahmed Ouyahia, alors chef de gouvernement, et à Noureddine Zerhouni, ministre de l'Intérieur. De renommée mondiale, Dessau a été choisi, en 2004, dans le cadre d'un mandat d'Assistance à la maîtrise d'ouvrage (AMO) de la réalisation de l'autoroute Est-Ouest. En clair, il avait pour mission d'assister l'Agence nationale des autoroutes (ANA) dans la réalisation de ce mégaprojet. Le rapport qu'il a transmis aux autorités, en mai 2007, met en garde contre les graves anomalies constatées sur le terrain et qui, pour certaines, étaient «irréversibles». En dix pages, Dessau résume une situation «inquiétante» qui le pousse «à croire que le succès du projet est en péril». Et de préciser : «Nos inquiétudes visent à la fois de la durée de réalisation, le coût des travaux et la pérennité de l'infrastructure.» Dessau commence par relever l'absence des bureaux de contrôle et de suivi (BCS) : «La qualité des travaux souffre grandement de l'absence de ces BCS. Nous estimons que la dernière année perdue nuira grandement à la pérennité des ouvrages. Cet état de fait est irréversible, à moins de reprendre une partie des travaux complétés.» Dessau ajoute : «Aucune analyse technique des risques du projet n'a été réalisée alors qu'elle est nécessaire pour identifier les différentes activités pouvant avoir un impact important sur le succès du projet, déterminer les dérapages possibles et simuler les conséquences de tels dérapages.» Dessau révèle que les groupements d'entreprises accusent un retard de plus de six mois dans la réalisation des études «imputé en partie à l'incapacité des entrepreneurs à se doter de bureaux d'études du niveau requis, en partie à l'imprécision des documents d'appel d'offres et en partie à l'absence de volonté de régler les problèmes ou les désaccords au fur et à mesure qu'ils se présentent (…). Le projet a été retardé par le temps, souvent long, utilisé pour résoudre les difficultés techniques. Ce retard résultera sans aucun doute à plusieurs millions de dollars de revendications. Malgré les affirmations des groupements d'entreprises, nous ne croyons pas que ce retard puisse être rattrapé compte tenu du fait que le délai octroyé est déjà optimiste. Si la même tendance devait être constatée en phase de travaux, on devrait envisager un retard minimum de 24 mois dans la réalisation de l'autoroute». Sur la qualité, Dessau affirme que les travaux ont débuté «en l'absence de dessins d'exécution et certains ont débuté sans aucun document. Bien entendu, aucun bureau de contrôle ne peut s'assurer que les travaux réalisés sont conformes si ceux-ci n'ont aucun plan pour valider la réalisation. Les travaux ont débuté malgré l'absence de BCS de calibre international. Les BCS locaux mis en place provisoirement n'ont ni les compétences ni les effectifs nécessaires (...). Il n'existe aucune structure permettant de s'assurer de la qualité au niveau de la construction et des matériaux utilisés. L'AMO a préparé un guide de contrôle et de suivi à l'intention des BCS, mais la direction des nouveaux projets l'a jugé trop évolué pour les firmes algériennes...» «Un sérieux dépassement des coûts» Abordant la question du coût, Dessau est formel : «Aucune structure ne permet d'assurer le contrôle des coûts du projet. Des dizaines de personnes, voire des centaines, sont requises pour valider les quantités réalisées. Les effectifs actuels des BCS et de la direction des nouveaux projets se limitent à quelques individus, bien entendu débordés et dépassés. Par conséquent, les décomptes mensuels sont préparés par les entrepreneurs et payés sans vérification. Les groupements d'entreprises affirment que le prix plafond de leur contrat-programme sera respecté. Le marché est à prix unitaire et la direction des nouveaux projets n'est en mesure de valider ni les prévisions des entrepreneurs ni les quantités que ceux-ci avancent avoir réalisées mensuellement. Toutes les conditions nous paraissent donc réunies pour constater dans l'avenir un sérieux dépassement des coûts budgétés». Dessau affirme aussi que «personne» ne fait l'analyse technique de la planification des travaux, alors que celle-ci est garante du respect des délais. «L'entrepreneur est responsable des délais et est seul maître pour identifier les séquences des travaux. A l'heure actuelle, la planification est constamment bousculée par la direction des nouveaux projets. Ceci revient à assumer cette responsabilité. Les groupements d'entreprises n'hésiteront pas, à l'échéance des délais de réalisation, à rejeter les retards désormais inévitables sur la direction des nouveaux projets et à réclamer les compensations monétaires se rattachant à ce retard. L'administration n'est pas en mesure de savoir si les moyens et les effectifs mis en place par les groupements d'entreprises sont suffisants. Elle n'est pas en mesure de valider la planification des travaux (…). Les décisions sont prises en fonction des urgences (…) et ont souvent pour conséquence une ingérence dans les opérations des groupements d'entreprises. Ceux-ci ont déjà fait part de leur intention de réclamer les frais liés à des directives imposées. Ce qui montre que la direction des nouveaux projets ne contrôle aucunement la réalisation du projet et n'est absolument pas en mesure d'en prédire le coût final.» Compte tenu de ces graves anomalies, Dessau trouve que dans le cas où «des mesures ne sont pas prises pour modifier les mécanismes de gestion du projet», la réalisation de l'autoroute accusera un retard de 12 à 36 mois, avec un coût qui sera respecté, «mais au prix d'une diminution des prestations et de la qualité des ouvrages». Selon lui, «les défauts – conséquence de l'utilisation de matériaux impropres, de mise en œuvre inadéquate ou de détails de conception déficients –apparaîtront postérieurement à la réception des travaux. Nous observons que la direction des nouveaux projets en est, présentement, à mettre en place des mécanismes afin de pouvoir cacher la réalité au terme du contrat. La perception que le grand public pourra avoir du succès du projet sera brouillée, les dérapages à venir étant éventuellement présentés comme suit : les responsables seront en mesure d'annoncer, après le délai de 40 mois, la réception de l'autoroute sur un linéaire de 95% ou plus. Les tunnels et les grands ouvrages d'art ne seront pas ouverts à la circulation. Les échangeurs hors marché ne seront pas livrés Comme la direction des nouveaux projets s'apprête à confier la réalisation de ces derniers aux groupements d'entreprises en charge de la construction de l'autoroute, les éventuels dépassements de coûts y seront affectés, donnant l'impression que les coûts prévus ont été respectés. La mauvaise qualité des travaux passera sous silence, comme ceci est présentement le cas pour les tronçons ouverts à la circulation». Dessau juge la situation «critique» et recommande des mesures urgentes, entre autres «la refonte complète de la structure de fonctionnement de l'équipe de gestion, la mise en place des BCS pour chacun des trois lots (Centre, Est, Ouest) dotés d'effectifs suffisants et opérationnels et de procéder à une analyse technique des risques du projet». Visiblement, ce rapport est resté dans les tiroirs des responsables, puisqu'aucune des recommandations n'a été prise en compte. Résultat : sur des dizaines de kilomètres, l'état de nombreux tronçons de l'autoroute est catastrophique, les ouvrages d'art et certains tunnels sont toujours non réceptionnés, alors que le contentieux avec le consortium japonais Cojaal n'est toujours pas réglé, occasionnant non seulement des retards dans la finalisation des travaux mais également des factures supplémentaires à payer. Le coup de gueule du ministre des Travaux publics, Abdelkader Kadi, n'aurait jamais eu lieu si les autorités avaient suivi de près la gestion de ce mégaprojet, évitant ainsi au Trésor public d'être saigné pour des opérations de rafistolage interminables confiées souvent à des entreprises dont le critère est d'être proches du sérail…